1736-09-05, de Voltaire [François Marie Arouet] à Nicolas Claude Thieriot.

J'ay receu mon cher amy le prologue et l’épilogue de l'Alzire anglaise.
J'attends la pièce pour me consoler car franchement les prologues là ne m'ont pas fait grand plaisir. Je vous avoue que si j’étois capable de recevoir quelque chagrin dans la retraitte délicieuse où je suis, j'en aurois de voir qu'on m'atribue cette longue épitre de six cent vers dont vous me parlez toujours, et que vous ne m'envoyez jamais. Rendez moy la justice de bien crier contre les gens qui m'en font l'auteur, et faites moy le plaisir de me l'envoyer.

Vous aurez incessament votre Chubb et votre Descartes. Vous me prenez tout juste dans le temps que j’écris, contre les tourbillons, contre le plein, contre la transmission instantanée de la lumière, contre le prétendu tournoyement de globules imaginaires qui font les couleurs selon Descartes; contre sa définition de la matière etc. Vous voyez mon amy qu'on a besoin d'avoir devant ses yeux les gens que l'on contredit, mais quand cela sera fait, vous aurez votre sublime rêvasseur René.

Je ne conçois pas que les 3 épîtres de Rousseau puissent avoir de la réputation. Les Dargentals, les présidents Henaut, les Palus, les ducs de Richelieu me disent que cela ne vaut pas le diable. Il me semble qu'il faut du temps pour asseoir le jugement du public et quand ce temps est arrivé, l'ouvrage est tombé dans le puis.

Encouragez le divin Orphee Ramau à imprimer son Samson. Je ne l'avois fait que pour luy, il est juste qu'il en receuille le profit et la gloire.

On me mande que la Henriade est au dixième chant. Je ne connois point cette édition en quatre volumes dont vous parlez. Tout ce que je sçai c'est qu'on en prépare une magnifique en Hollande, mais elle se fera assurément sans moy.

Nous étudions Le divin Neuton à force. Vous autres serviteurs des plaisirs, vous n'aimez que des operas; eh pour dieu mon cher petit Mersenne, aimez les opera et Neuton. C'est ainsi qu'en use Emilie.

Que ces objets sont baux, que notre âme épurée
Vole à ces véritez dont elle est éclairée!
Ouy dans le sein de dieu, loin de ce corps mortel,
L'esprit semble écouter la voix de l’éternel.
Vous à qui cette voix se fait si bien entendre
Comment avez vous pu dans un âge encor tendre,
Malgré les vains plaisirs, cet éceuil des baux jours,
Prendre un vol si hardy, suivre un si vaste cours,
Marcher après Neuton dans cette route obscure
Du labirinthe immense où se perd la nature?

Voylà ce que je dis à Emilie dans des entresoles vernies, d'orées, tapissez de porcelaine, où il est bien doux de philosopher. Voylà de quoy on devroit être envieux plutôt que de la Henriade. Mais on ne fera tort ny à la Henriade ny à ma félicité.

Algaroti n'est point à Venize. Nous l'attendons à Cirey tous les jours. Adieu père Mersenne, si vous étiez homme à lire un petit traité du neutonisme de ma façon, vous l'entendriez plus aisément que Pemberton. Adieu, je vous embrasse tendrement. Faites souvenir de moy, les Pollions, les muses, les Orphees, les pères d'Aglaure. Vale, te amo.

V.