1764-03-08, de Jean Pierre Crommelin à Pierre Lullin.

Voici le moment où l'affaire des dixmes devient sérieuse, et où nous serons acheminés à prendre des partis délicats par les suites qu'ils peuvent avoir.
Je vais tâcher de mettre le conseil au fait de l'état des choses, je le prie de vouloir donner à cette lettre ci une grande attention, parce que voici l'instant où l'affaire va s'engager, je tâcherai de mon côté d'être clair et précis.

Je détache d'abord la sage réflexion faite par quelques personnes en Conseil sur l'inconvénient qui pourroit résulter de notre accolade avec les particuliers, en faisant dépendre notre sort du leur, quoique notre cause soit bien plus favorable, et le danger que l'on pût tirer de mon Mémoire, et des conclusions communes que j'y ai pris, un titre qui fit que le mauvais succès des particuliers nous entrainât avec lui.

J'ai fait, dès le commencement, la même réflexion, mais, indépendamment des Ordres du Conseil, j'ai cru, et je crois encor, que, dans une affaire qui est au Conseil, la cause de la République trouve un merveilleux soutien dans l'intérêt que mettent Mrs de Ch. et de Pr. à ce qui touche Mr de Volt. et je m'en suis bien aperçu, ainsi je pense que nous avons très bien fait; mais, d'ailleurs, nous sommes encor dans notre entier à cet égard. Je n'ai signé aucun de mes Mémoires. Ainsi ils ne sont regardés que comme une instruction pour Mr de Praslin, et ne peuvent entrer dans le sac des pièces du procès. Mr Gilbert m'en fit l'observation l'autre jour, et me demanda précisément quelle part je prenois dans l'affaire de Fernex, qu'il savoit bien que j'avois le droit d'intervenir, mais qu'il ne voioit point que je fusse intervenu légalement. Je ne voulus point être aussi précis dans me réponse qu'il l'étoit dans sa question. J'y prend part, lui répondis je, parce qu'un de nos Citoiens est attaqué, et que nous leur devons protection, sur tout quand ils sont molestés pour faits qui tiennent à des Traités publics, et j'y prend part encor, parce qu'étant nous mêmes attaqués pour un objet tout semblable, il arrive que les Arrêts que l'on rend contre des particuliers, qui ne savent pas se défendre, ne laissent pas (quoique très injustement) d'avoir quelqu'influence sur la cause du Public. Dans la suite de cette conversation (où j'avois amené Mr Mariette ainsi que chés Mr d'Arguesseau) Mr Gilbert, parlant de la nécessité de réunir tous ces objets de contestation, et que le Roi statuât là dessus une fois pour toutes, dit à Mr Mariette, vous pourriés présenter une Requête commune pour la Rép. et Made Denis, et demander, non qu'on évoquât, mais qu'on jugeât, à quoi je répondis, que je n'avois pas encor avisé au parti qu'il convenoit de prendre là dessus, et toutes les fois que Mr Mariette voulut parler de ce qui regardoit la Rép. je lui dis, renfermés vous à informer Monsieur de ce qui concerne Made Denis, le reste me regarde, et je n'en confie le soin à personne.

Il reste donc certain que jusques ici l'on ne prend nos démarches que comme des recommandations dictées, soit par l'attachement à nos Citoiens, soit par la communauté d'intérêts, mais que nous n'avons pas donné de pièce qui lie judiciellement notre affaire à celle de Fernex: c'est au Conseil à peser le pour et le contre, mais toujours faut il user d'adresse, et ne nous pas priver de secours très efficaces. J'ai voulu isoler cette question. Je fus lundi chés Mr Gilbert, et le lendemain chés Mr d'Aguesseau; l'un et l'autre me donnèrent une Audience complette, elle fut fort longue. Je trouvai chés tous deux beaucoup de préventions sur le fond, d'idée qu'elle est douteuse, que l'on a jugé différemment dans les différens tems, mais que jamais l'affaire n'a été examinée, la lettre annexe est ce qu'ils regardent comme notre meilleur titre.

Voici le grand argument de ces Mrs. Les Etrangers sont bien en droit de réclamer auprès du Roi l'exécution des Traités, mais le Roi est bien le maitre de faire décider ces contestations au Tribunal qu'il juge à propos de choisir, sans être obligé de le faire par lui même, ou plutôt, d'arrêter les jugemens, car cette affaire n'a jamais été jugée: Pourquoi ne voulés vous pas que ce soit le Parl. de Dijon, dans le ressort de qui sont les objets contestés? La réponse étoit simple: Parce qu'il n'admet pas les titres de notre possession, qu'il ne connoit pas les Traités. Cela fit naitre une dispute assés ridicule, je dis ridicule, parce qu'il l'est, que sur des points aussi capitaux, et qui doivent se présenter aussi souvent, il puisse y avoir deux avis: Pensés vous, Monsieur, leur demandai je, que les Parlemens jugent les parties conformément aux Traités qu'ils n'ont point enregistrés? Oui, répondirent ils, l'enregistrement n'est point nécessaire. Et bien, repartis je, je vous préviens que ce n'est point le principe du Parlement de Dijon, ce que je prouvai par la lettre de Mr de la Marche. Ce peut être, répondit il, la façon de penser du 1er Président, mais je ne puis croire que ce soit celle d'une Compagnie; En tout cas, si le Parl. ne jugeoit pas suivant les Traités, le Conseil casseroit son Arrêt.

J'ai retranché de tous mes Mémoires une ligne qui est dans le vôtre, que la déclaration de 1604 a été enregistrée à Dijon. Si ces Mrs le savoient, ils n'hésiteroient pas à nous y renvoier.

Je fus beaucoup plus content d'eux à la fin de la conversation qu'au commencement, Mr Gilbert me dit, Au bout, vous serés content de nous, ne pensés pas que l'histoire de Religion ait ici de l'influence, et que nous vous jugions d'après cet intérêt, comme feroient des séminaristes. Et Mr d'Aguesseau m'aiant paru insister bien fortement sur les Avis obtenus par les écclésiastiques, je lui dis, Monsieur, je suis je l'avoue, bien étonné de vous voir considérer comme cela une possession de 200 ans, fondée sur des Traités dont la lettre ni le sens ne sont contes[tés] et d'imaginer que vous puissiés conseiller au Roi de s'écarter des principes que ses Prédécesseurs et lui même ont constamment suivis, pendant deux siècles; Car, pour quoi possédons nous encor, attaqués si souvent dans cet espace de tems, si notre droit n'est pas clair, si le Roi peut posséder légitimement le pays de Gex, sans remplir les conditions sous les quelles il l'a reçu? J'espère, Monsieur, que vous n'adopterés point cette façon de voir les choses, mais si vous vous y affermissiés, et que j'eusse à craindre l'influence d'un suffrage aussi grave que le vôtre dans le conseil du Roi, j'écrirois sur le champ pour faire inter-venir Mrs de Berne et les Cantons Evangéliques, car ceci ébranle trop de choses, et ne croiés pas qu'elles puissent se passer de la sorte, sans que les Etats intéressés, et peut être les autres Puissances, voient à quoi mène une contravention aussi manifeste aux Traités, et réfléchissent sur les conséquences. Mr d'Aguesseau, à ce discours, changea absolument de ton, Mon Dieu, ne prenés point les choses comme cela, il faut bien que je vous fasse les objections, mais ne pensés pas que je ne regarde pas les Traités publics et leur exacte observation comme la base du repos des Nations. Et, de ce moment là, il discuta très amicalement les tournures à trouver, pour nous donner satisfaction, sans violer les formes.

Venons à la forme, qui est aujourd'hui l'objet dont il s'agit. Ces Messieurs disent, le Curé a obtenu au bureau de Mr de St Florentin, un Arrêt par défaut, Made Denis y forme opposition, c'est une affaire particulière, dont l'instance est liée devant Mr de St Florentin, il faut juger de l'opposition à son raport, voilà la règle, et que vous importe la chose, à vous République? l'Affaire de Moens est nouvelle, vous la porterés à Mr de Praslin, à la bonne heure. Mr Mariette répondit, que l'affaire de Fernex avoit d'abord été à Mr Rouillé, parce que c'étoit à lui que Mrs de Berne avoient présenté leur Requête, et qu'ainsi elle apartenoit aux Affaires Etrangères. J'ajoutai qu'il ne me sembloit pas naturel d'occuper le Roi de France et son Conseil à rendre autant d'Arrêts qu'il y auroit de Curés demandeurs, dans une affaire absolument commune, d'ailleurs que ces Arrêts ne pouvoient pas prononcer différemment les uns des autres, et que s'ils doivent être les mêmes, il ne nous convenoit pas de laisser rendre le premier, sans opposer à la demande des Curés les traités, que les particuliers ne peuvent jamais bien discuter, et que Berne et Geneve ne pouvoient être entrainées par la Requête d'un particulier à s'écarter des règles constantes. Là dessus, Mr Gilbert, un peu mieux disposé, dit, il faudroit que les deux Ministres se conciliassent, et convinssent de celui d'entr'eux qui fera le raport. Ou, peutêtre conviendroit il que l'on nommât un Maitre des Requêtes et des Conseillers d'Etat, pour reporter au Conseil, et juger cette affaire une fois pour toutes.

Mais, dit fort judicieusement Mr Mariette, en attendant, l'on poursuit à Dijon…. L'on pourroit, repartit Mr Gilbert, vous donner un sursis, ou dire, toutes choses demeurant en état, je verrai Mr d'Aguesseau, nous concerterons ce qu'on pourroit faire, puis, nous en parlerons à Mr de Praslin. Voilà à quoi nous en sommes restés avec ces deux Messieurs.

L'idée que j'ai souslignée mérite d'être pesée; si l'on nomme un Me des Requêtes et des Consers c'est pour juger à fond, non évoquer ni suspendre; Cela nous convient il, ou non? il faut nous décider là dessus, pour que je pousse à l'idée, ou que je tâche de l'écarter, si on l'admet, il faut encor se fixer sur un tel Me des Requêtes, et tâcher de le faire choisir.

J'ai mis, Monsieur, sous les yeux du Conseil tout ce que je sais sur cette affaire, il est à présent en état de me donner ses ordres. Le hazard m'a rendu extrêmement pénible ces deux visites. Il faisoit un tems si extravagant, que les chevaux ne pouvoient point aler sans danger, par la quantité de neige et le froid horrible qu'il faisoit ces deux jours là, J'étois cependant obligé d'aler prendre Mr Mariette au fond du Marais, le mener chés ces Mrs au fauxbourg St Germain, et le ramener au Marais, puis m'en revenir chés moi. J'ai mis des chevaux de remise sur mon carosse, car il eût été impossible aux miens de faire ces courses par ce tems là. C'est pourtant toujours à regret que je dépense de l'argent à l'Etat.

Made de Pompadour est mieux, sans être hors d'affaire, l'on en espère beaucoup.

J'ai l'honneur d'être Monsieur

Votre très humble et très obéissant serviteur

Crommelin