1762-10-26, de Jean Le Rond d'Alembert à Voltaire [François Marie Arouet].

Je crois, mon cher & illustre confrère, avoir fait encore mieux que vous ne me paroissez désirer, vous me demandiez il y a huit jours copie de la lettre que vous m'avez écrite le 29 mars, & je vous ai envoyé l'original même; vous me priez aujourd'hui d'envoyer l'original à mr le duc de Choiseul, vous êtes à portée de le lui faire parvenir, si vous le jugez à propos; quant à moi, comme il ne m'est rien revenu de sa part sur cette ridicule & atroce imputation qu'on nous fait à tous deux, j'ai supposé qu'il en avoit fait le cas qu'elle mérite.
Je me suis tenu et me tiendrai tranquille, & j'ai trop bonne opinion, comme je vous l'ai déjà dit, de l'équité du gouvernement pour croire qu'il ajoute foi si légèrement à de pareilles infamies. Il faudroit avoir aussi peu de lumière que de goût, & se connoitre aussi mal en style qu'en hommes pour vous croire capable d'écrire une aussi platte & aussi indigne lettre, & moi de la faire courir, de quelque part que je l'eusse reçue; pour imaginer que vous donniez des Eloges à un aussi mauvais Poème que celui du Balai, que vous vous déchainiez indignement contre la majesté Royale dont vous n'avez jamais parlé ni écrit qu'avec le respect qui lui est dû, & que vous vouliez manquer grossièrement & bêtement à des ministres dont vous avez tout lieu de vous louer: Il vous est trop facile, mon cher et illustre maitre, de confondre la calomnie, pour être aussi affecté que vous me le paraissez de l'impression qu'elle peut faire; quant à moi, je fais comme Horace, je m'enveloppe de ma vertu, je ne crains ni n'attends rien de personne, ma conduite & mes écrits parlent pour moi à ceux qui voudront les écouter, je défie la calomnie, & je la mets à pis faire.

Nous sommes fort heureux, vous & moi, que l'imbécille & impudent faussaire ait conservé quelques phrases de votre lettre du 29 mars; il vous a fourni les moyens, en produisant l'original, de mettre l'imposture à découvert. Il est certain, mon cher confrère, qu'il a couru des copies de ce véritable original; j'en ai vu une il y a trois ou quatre mois entre les mains de l'abbé Trublet. On les vendoit manuscrites, à ce qu'il m'a dit lui même, à la porte des Thuilleries, où il avoit acheté la sienne; de vous dire comment ces copies ont couru, c'est ce que j'ignore, ce qu'il y a de certain c'est que je n'en ai donné ni laissé prendre à personne; mais d'ailleurs il n'y a pas grand mal à cela, puisqu'il y a une différence énorme entre l'original & la lettre infâme qu'on vous impute, & que l'un vous met à portée de vous justifier pleinement de l'autre. Si vous avez traité messieurs de Toulouse comme le méritent des pénitens blancs, je n'imagine pas que Versailles puisse vous en faire un crime; la Canaille fanatique, Tant jesuitique que Parlementaire, est ici bas pour le menu plaisir des sages; il faut s'en amuser comme de chiens qui se battent.

Il me paroit bien difficile, pour ne pas dire impossible, de remonter jusqu'au fabricateur de la lettre en question; on pourroit savoir de l'auteur du journal anglois où elle a été imprimée, de qui il l'a reçue; pour moi j'imagine que c'est l'ouvrage de quelque maraud de François réfugié à Londres, qui me paroit avoir eu principalement en vue de rendre la Religion catholique & la nation françoise odieuses à toute l'Europe; je lui abandonne de tout mon cœur la religion catholique, & même une grande partie de la nation, comme qui diroit les classes du Parlement & la hiérarchie Ecclésiastique, aussi méprisables l'une que l'autre; mais je respecte le Roi; & j'aime ma patrie, & je crois l'avoir prouvé aux dépens de ma fortune. La Prusse & la Russie peuvent me rendre ce témoignage, & méritent bien autant d'en être crues qu'un faussaire obscur, sans esprit et sans pudeur. A dieu, mon cher & illustre Philosophe, vous ne mériteriez pas ce dernier nom, si une platte calomnie, facile à confondre, avoit pu vous rendre malade; j'aime mieux en accuser le travail & le changement de saison, que la bêtise & l'imposture. Je me garderai vraiment bien de convenir qu'une pareille cause ait pu altérer votre santé, ce seroit bien le cas de dire,

& vous heureux Romains, quel triomphe pour vous!

Adieu, le ciel vous tienne en paix & en joye. Mille respects à madame Denis. Quand aurons nous Corneille, la suite du Czar, Olympie &c. &c.? Voilà ce qui mérite de vous occuper, & non pas des atrocités absurdes.