1737-04-01, de Voltaire [François Marie Arouet] à Willem Jacob 's Gravesande.

Vous vous souvenez, monsieur, de l'absurde calomnie, qu'on fit courir dans le monde pendant mon séjour en Hollande.
Vous savez si nos prétendues disputes sur le spinozisme & sur des matières de religion, ont le moindre fondement. Vous avez été si indigné de ce mensonge que vous avez daigné le réfuter publiquement. Mais la calomnie a pénétré jusqu'à la cour de France, & la réfutation n'y est pas parvenue. Le mal a des ailes, & le bien va à pas de tortue. Vous ne sauriez croire avec quelle noirceur on a écrit & parlé au cardinal de Fleury. Vous connaissez par ouï dire ce que peut le pouvoir arbitraire. Tout mon bien est en France, & je suis dans la nécessité de détruire une imposture que, dans votre pays, je me contenterais de mépriser à votre exemple.

Souffrez donc mon aimable & respectable philosophe, que je vous supplie très instamment de m'aider à faire connaître la vérité. Je n'ai point encore écrit au cardinal pour me justifier. C'est une posture trop humiliante, que celle d'un homme qui fait son apologie; mais c'est un beau rôle, que celui de prendre en main la défense d'un homme innocent. Ce rôle est digne de vous, & je vous le propose comme à un homme, qui a un cœur digne de son esprit.

Il y a deux partis à prendre, ou celui de faire parler mr votre beau-frère à mr de Fénelon, & d'exiger de mr de Fénelon, qu'il écrive en conformité au cardinal; ou celui d'écrire vous même. Je trouverais ce dernier parti, plus prompt, plus efficace, & plus convenable à un homme comme vous. Deux mots & votre nom feraient beaucoup, je vous en réponds: il ne s'agirait que de dire au cardinal, que l'équité seule vous force à l'instruire, que le bruit que mes ennemis ont fait courir est sans fondement, & que ma conduite en Hollande a confondu leurs calomnies.

Soyez sûr que le cardinal vous répondra, & qu'il en croira un homme accoutumé à démontrer la vérité. Je vous remercie, & je me souviendrai toujours de celles que vous m'avez enseignées. Je n'ai qu'un regret, c'est de n'en plus apprendre sous vous. Je vous lis au moins ne pouvant plus vous entendre. L'amour de la vérité m'avait conduit à Leyde. L'amitié seule m'en a arraché; en quelque lieu que je sois, je conserverai pour vous le plus tendre attachement, & la plus parfaite estime, &c.