1761-11-09, de Voltaire [François Marie Arouet] à Louisa Dorothea von Meiningen, duchess of Saxe-Gotha.

Madame,

Tant que je serai encore au nombre des vivants je serai dans celuy des adorateurs de vos vertus, et des cœurs reconnaissants rempli de vos bontez.
J'arrache rarement à mon état de malade quelques moments où je puisse écrire. Car je suis presque toujours réduit à me faire lire, et à dicter. Mais que pui-je dicter que des lamentations de Jerémie sur ma pauvre patrie qui était si florissante il y a quelques années, et qui est àprésent un objet de pitié? J'ay dicté pourtant une tragédie bonne ou mauvaise que je compte avoir l'honneur d'envoier dans quelques semaines à votre Altesse sérénissime. Que ne pui-je avoir du moins la consolation de l'amuser quelques moments, puisque celle d'être à ses pieds à Gotha m'est refusée?

Il me parait madame que le roy d'Angleterre en faisant un choix n'a pas donné la pomme à la plus belle, car quoy que touttes les reines soient toujours sans contredit des prodiges de beauté, cependant je connais une princesse qui autant qu'il m'en souvient doit l'emporter sur les reines mariées et à marier. J'ay peur que le Roy d'Angleterre n'ait pas été aussi bien servi dans ses amours qu'à la guerre.

Je suis entouré icy de Russes qui disent qu'ils prendront Colberg et d'Allemants qui assurent que le siège est levé. Je suis comme celuy qui disait, les uns croient le[car]dinal vicaire mort, les autres le croient vivant, et moy je ne crois ny l'un ny l'autre.

Il y a une ode d'un Suisse de Berne contre tous les rois qui sont en guerre, il les traitte tous de brigands et de perturbateurs du repos public. Il y a dans cet ouvrage des morceaux terribles. Cela ne nous regarde pas nous autres pauvres Français, car nous n'avons pas fait grand mal.

Que votre altesse se daigne agréer le profond respect du Suisse

V.