1760-07-19, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Mon divin ange, je peux encor quelquefois penser avec ma tête, mais je ne peux pas toujours écrire avec ma main; ainsi pardonnez moi si je vous dis par la main d'un autre, que je suis excédé par les travaux de la campagne, et par les sottises du Parnasse.
Je suis très fort de vôtre avis; voilà assez de plaisanteries. Je vais revoir dès demain Médime et Tancrède. Il y a grande aparence que la Copie de Tancrède est entre les mains d'un ami de Mr le Duc de Choiseuil ou de made la Duchesse; que par conséquent cet ami sera fidèle. Tout ce que je peux faire est d'être docile à vos ordres, et de travailler autant que ma pauvre tête le permettra. Si je fais quelque chose dont je suis content je vous l'enverrai; si j'en suis mécontent, je le jetterai au feu. Bonne volonté et imagination sont deux choses fort différentes; la terre devient stérile à force d'avoir porté; si le terrain de Tancrède et de Médime est devenu ingrât, je vous suplie de pardonner au pauvre laboureur.

Il serait pourtant plaisant de présenter la requête aux Parisiens la veille de L'Ecossaise. Il me parait qu'un homme qui prétend que la pièce n'est pas anglaise, parce que le bruit a couru qu'il avait été aux galères, est une des bonnes choses des plus comiques qu'on Connaisse.

Mon cher ange, vous êtes le maître de tout, et du Tragique, et du Comique, et surtout de moi, qui suis tantôt l'un, tantôt l'autre, fort à vôtre service. Mais je pense que vous vous mocquez un peu de moi, quand vous me dites de proposer à Mr Le Duc de Choiseuil l'entrée de Mr Diderot à nôtre académie; c'est bien à vous, s'il vous plait, à rompre cette glace; qui donc est plus à portée que vous de faire sentir à Mr le Duc de Choiseuil, que tous les gens de Lettres le béniront? Qui est plus en droit de lui dire qu'il est important pour lui de faire sentir au public qu'il n'a point persécuté les philosophes? Je n'ai aucun droit sur Mr le Duc de Choiseuil, et vous les avez tous; ceux de l'amitié, de la persuasion, de la bienfesance, de l'àpropos; on pourait aisément engager Diderot à désavoüer les petits ouvrages qui pouraient lui fermer les portes de l'académie; nous avons besoin dans cette place d'un homme de Lettres; tout parle en sa faveur, et quand même il ne réussirait pas, ce serait toujours un grand point de gagné, d'avoir été sur les rangs dans les circonstances présentes. Enfin, vous aimez Diderot et la bonne cause, c'est à vous à les protéger.

J'ai une autre grâce à vous demander; je vous conjure de ne vous jamais servir de vôtre Eloquence auprès de Mr le Duc de Choiseuil en faveur d'un homme qui lui a manqué personnellement et indignement. Quoi! on renoncerait à ses engagements dans la seule idée de soutenir! . . .Icy l'auteur s'embarasse, et ne peut dicter . . . .Il faut tout malingre qu'il est, qu'il écrive . . . . Ouy de soutenir un homme qui dans quatre ans peut se joindre contre nous avec l'Autriche si on luy offre quatre lieues de pays de plus vers le duché de Cleves? Songez je vous prie ce qui arriverait de nous si Luc avait joint cent cinquante mille hommes à l'armée de la Reine de Hongrie il y a dix ans!

Vous ne pouvez àprésent manquer à vos engagements sans vous déshonorer, et vous ne gagneriez rien à votre honte. Les Russes et les Autrichiens doivent écraser Luc cette année à moins d'un miracle. Alors L'Electeur de Hanovre, toutte la maison de Brunswik tremble pour elle même, alors George ou son petit fils est obligé de vous laisser votre morüe pour être protégé dans son électorat. Ayez seulement de bonnes trouppes, de bons généraux et vous n'avez rien à craindre. Je soutiens qui si Luc est perdu vous devenez l'arbitre de l'empire, et que tous ses princes sont à vos pieds. Je n'ay point de réponse, je n'ay point d'emplâtre pour l'énorme sottise qu'on a faitte de se brouiller avec l'Angleterre avant d'avoir cent vaissaux, mais il ne tient qu'à vous d'être formidable sur terre. L'avantage que M. le duc de Broglie vient de remporter, présage les plus grands succez. Tout peut finir dans une campagne. Les Anglais ne nous respecteront que quand vous serez dans Hanovre. Tâchez mon divin ange d'être de ce sentiment. Je vous en prie, je vous en prie, dites à M. le d. d. Ch. qu'il ne doit faire la paix qu'après une campagne triomphante. Je vous en prie.

le bavard suisse.

Mille tendres respects à madame Dargental, remarquez qu'elle se porte toujours mieux en été.