Versailles, ce 6 juillet [1759]
Je reçois, ma chère marmotte, la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire le 29 juin.
D'Argental m'a remis votre pièce Paladine, et je l'ai confiée ce matin à madame de Pompadour, à qui j'ai demandé le plus profond secret; j'espère que nous trouverons le temps de la lire ensemble; je n'ai pu y jeter les yeux pendant deux jours que je l'ai eue dans mon tiroir; ce ne sont pas les affaires qui m'en ont empêché; ce sont, de par tous les diables, les importuns qui m'obsèdent et qui, sans rien gagner, me font perdre mon temps.
Tout ce que je vois du roi de Prusse change en polisson, puisque polisson y a, le héros que je croyais apercevoir. Qu'est ce que c'est de vouloir se tuer pour des revers, et puis d'être avantageux et inconsidéré comme un petit maître écervelé, qui sans esprit dit de grosses injures; fi cela fait vomir et sent la mauvaise éducation germanique. Il pourrait battre encore cent fois le médiocre Daun ou en être battu, car tout médiocre qu'il est, il a battu deux fois sa majesté prussienne, que je ne mépriserais pas moins le roi de Prusse. Ne pourriez vous pas engager ce prince bien disant de vous mander ce qu'il pense sur mon compte; je ne prétends pas par là lire des vers à ma louange, car je suis persuadé qu'il a de moi en tous genres l'opinion la plus méprisante, mais cependant il me serait nécessaire de juger, à la tournure de ses invectives, la conduite ultérieure que j'aurai dans d'autres temps à tenir avec lui; ainsi je vous prie de me procurer de sa part un portrait injurieux en lui parlant de moi.
Votre idée sur Schuvalow est bonne et très bonne; vous nous rendrez service en en faisant usage; je ne crois pas cependant que l'on ose dire à sa majesté impériale de toutes les Russies les propos galants et pleins de sel et de finesse que le roi de Prusse tient sur elle, ni que messieurs les Russes, tout chambellans qu'ils sont, soient sensibles à ces fadaises; mais, malgré la distance d'une injure au knout, je crois que de votre part la connaissance de ces propos ferait plus de sensation que de la mienne; et en tout cas, si cette connaissance ne fait pas de bien, elle ne fera pas de mal; il faut convenir que, nous et l'Angleterre, payons pour notre querelle des spadassins bien extraordinaires, mais il sera toujours décidé que les rois payés sont les polissons et non pas ceux qui payent. Je ne montre pas au roi les grossièretés du roi de Prusse; je les garde pour moi; le bien de l'état doit éloigner l'animosité et ne faire voir que l'intérêt, mais je ne laisse pas ignorer à sa majesté et à mme de Pompadour votre zèle français, et je vous assure que je vois avec plaisir que le roi y est sensible; pour cela vous pouvez compter qu'elle vous aime beaucoup; je n'affaiblirai pas ce sentiment, ma chère marmotte, écrivez moi souvent; aimez moi un peu et comptez sur mon véritable attachment.