Monsieur,
J'ai lu le Discours sur Shakespeare et sur m. de Voltaire que Vous avés bien voulu soumettre à mon examen et que j'ai l'honneur de vous renvoyer.
Je ne crois pas devoir y donner mon aprobation même pour une permission tacite.
Je connois l'auteur de cette brochure; c'est un Italien qui s'étant fait chasser d'Italie il y a environ 12 ans pour des satyres, se réfugia à Londres où il a manqué d'être pendu il y a 7 à 8 ans, et où il a voulu faire sa cour aux Anglois en vengeant Shakespeare contre M. de Voltaire.
Sa brochure est écrite en mauvais françois et en langage des halles. Elle ne manque ni d'esprit ni de vivacité, ni de bonne critique; mais le ton en est intolérable.
L'air de supériorité que Baretti prend avec M. de Voltaire ne seroit que risible, si cette impertinence n'étoit accompagnée d'injures grossières et indécentes.
Par exemple il reproche à M. de Voltaire son effronterie, p.19 et 117; son impudence, p.114; sa bassesse, p.19, les sottises qu'il vomit p.45. Il le traite d' histrion et de Gille, p.100, d' imposteur insolent, p.133. Selon B., M. de Voltaire n'a pas le sens commun, p.43 et 163, presque tout ce qu'il dit de Shakespeare n'est qu'insolence, que malignité, que brutalité et que sottise, p.122. Il y a un reproche plus grave à la page 117, il ne fait d'autre métier que de chercher à détruire la religion de ses pères.
Je ne crois pas que le gouvernement doive autoriser de semblables grossièretés contre un citoyen quel qu'il soit, encore moins contre un homme qui honore sa nation.
Si on écrivoit la dixième partie de ces injures contre un homme en place, on ne le souffriroit pas et avec raison. Je regarde M. de Voltaire comme un homme public aussi dont la gloire est liée à la gloire de la France, dont le nom sera honoré lorsque ceux de presque tous ses contemporains seront oubliés, et qui mérite une protection et des égards particuliers.
Si M. de Voltaire a passé lui même dans plusieurs de ses ouvrages polémiques les bornes de la décence et de la modération, ç'a été, selon moi, un tort de l'administration qui pendant trente ans a semblé le livrer avec intention aux insultes des polissons de la littérature. Il avoit souffert plusieurs années les injures hebdomadaires de Fréron; à la fin il a perdu patience quinze ans de suite comm'il le dit lui même, et s'est fait justice parcequ'on n'a pas voulu la lui rendre. Mais en couvrant de ridicule ses sots adversaires, il s'est dégradé par ces querelles indignes de lui, et a perdu un tems qu'il auroit mieux employé pour sa gloire et pour l'intérêt des lettres.
La bonté et la confiance que vous m'avés témoignées, Monsieur, m'autorisent à vous adresser avec confiance mes réflexions sur un sujet qui intéressera les gens de lettres, et les dispositions que vous m'avés laissé voir relativement à l'encouragement de la littérature me font espérer que mes principes ne seront pas contraire aux vôtres.
Je suis avec respect
Monsieur
Votre très humble et très obéissant serviteur.
ce 25 Juillet 1777
P. S. J'oubliois, Monsieur, de vous observer qu'il y a aussi dans la brochure de Baretti un trait qu'un Censeur ne peut pas passer. Il dit en parlant des lettres de Ganganelli que l'Italien dont elles sont parsemées est traduit du françois par ce gueux qui a pris le nom de Caraccioli, p.138.