aux Délices 26 septbre 1758
Madame,
Par la lettre du seize dont votre Altesse sérénissime m'honore, je vois qu'elle est très contente du baron qui ne luy a pas encor fait toucher sa somme au bout de trois mois.
De là je conclus que V. A. S. est très indulgente et mon baron un grand lanternier. Je ne l'ay point vu. Il est dans sa superbe baronie sur le bord du lac de Morat; moy sur le lac Genève, et je m'aperçois que la vie est courte, et les affaires longues. Non seulement elle est courte cette vie, mais le peu de moments qu'elle dure est bien malheureux. Le canon gronde de tous côtez autour de vos états. Je trouve que c'est un grand effet de votre sagesse de ne point chercher à vous charger de dettes. Dans ces temps de calamitez il vaut mieux certainement se retrancher que s'endetter. Il me paraissait bien naturel que la branche de Gotha fût tutrice de la branche de Veimar. Mais dans les troubles qui vous entourent c'est là une de vos moindres peines.
La nouvelle victoire du Roi de Prusse auprès de Custrin n'est contestée, ce me semble que par écrit. Il paraît bien clair que les russes ont été battus puisqu'ils ne paraissent point. S'ils étaient vainqueurs, ils seraient dans Berlin, et le R. de Pr. ne serait pas dans Dresde. Je ne vois jusqu'icy que du carnage, et les choses sont à peu près au même point où elles étaient au commencement de la guerre; six armées ravagent l'Allemagne, c'est là tout le fruit qu'on a tiré: la guerre de trente ans fut infiniment moins meurtrière, dieu veuille que celle cy n'égale pas l'autre en durée, comme elle la surpasse en destructions. La grande maitresse des cœurs n'est elle pas bien désolée, ne gémit elle pas sur ce pauvre genre humain? il me semble que je serais un peu consolé si j'avais l'honneur de jouir comme elle, madame, de votre conversation. Ne vous attendez vous pas tous les jours à quelque événement sanglant vers Dresde et vers la Lippe? Le roy de Prusse me mande au milieu de ses combats et de ses marches, que je suis trop heureux dans ma retraitte paisible. Il a bien raison. Je le plains au milieu de sa gloire; et je vous plains madame d'être si près des champs d'honneur. Je présente mes profonds respects à Monseigneur le duc. Je fais toujours mille vœux pour la prospérité de toutte votre maison, vous savez madame avec quel tendre respect ce vieux suisse V. est attaché à votre altesse sérénissime.