1757-11-24, de Voltaire [François Marie Arouet] à Louisa Dorothea von Meiningen, duchess of Saxe-Gotha.

Madame

La lettre dont votre altesse sérénissime m'honore est un grand témoignage de la générosité de votre cœur.
Vos états ont été le téâtre de la guerre, et vous daignez penser à moy. Quel jour madame que celui où elle a daigné m'écrire! C'est celuy où cette nation dans la quelle vous avez trouvé des gens aimables, était bien malheureuse; c'est celuy où un Roy à qui ses ennemis ne peuvent refuser leur admiration, se couvrait de gloire par la plus habile conduitte et par le plus grand courage. Il a dû repasser par vos états madame des milliers de blessez. Encor si c'étaient de vos maudits croates qui sont si incivils! mais ce sont des gens très polis et qui certainement avaient eu pour votre Altesse sérénissime tout le respect qu'on luy doit. Plût à dieu que cette sanglante journée fût au moins un acheminement à une paix générale. C'est tout ce que je peux dire. Je plains ma nation, je m'intéresse tendrement à tout ce qui vous touche madame. J'admire l'homme dont votre Alt se me parle. Je la remercie de tout ce qu'elle aura daigné luy dire de moy. Je n'ay à la vérité d'autre objet, d'autre espérance que la retraitte et à mon âge la tranquilité est le comble de la fortune. Mais il est toujours bien doux de n'être pas haï de ceux qu'on admire. C'est à vos bontez madame que je dois les siennes. Il a été assez grand pour me confier ses malheurs, et il est peutêtre actuellement si occupé qu'il ne me parlera pas de ses succez, ou s'il daigne m'en parler ce sera avec une modération qui relèvera sa gloire. Je me mets à vos pieds madame avec la plus vive reconnaissance, avec le plus profond et le plus tendre respect. Je ne regrette que de ne pouvoir être témoin des progrès des princes vos enfans, et de ne point voir leur auguste mère. Je présente les mêmes respects et les mêmes regrets à monseigneur.

La grande maitresse des cœurs ne donne t'elle pas du bouillon à quelque blessé dans le meilleur monde possible?