1759-11-12, de Voltaire [François Marie Arouet] à Louisa Dorothea von Meiningen, duchess of Saxe-Gotha.

Madame

La lettre dont Votre Altesse sérénissime m'honore en datte du premier novembre, ne m'est venüe qu'après la liberté que j'ay prise de vous adresser un nouvau paquet.
Je suis persuadé que la personne à qui il est destiné ne peut faire un meilleur usage de son esprit et de ses lumières qu'en les employant madame à remplir vos vües salutaires. La panégiriste du cordonier peut se tirer une grande épine du pied. Votre altesse sérénissime sent bien que je ne vois touttes ces belles choses qu'à travers un brouillard épais, et qu'il ne m'appartient pas même d'oser penser sur des objets qui ne sont à la portée que des personnes de votre rang et de votre mérite. Je dois me borner aux souhaits. Le plus vif, le plus empressé est de vous faire ma cour. Je voudrais mettre à vos pieds les petis amusements dont elle me fait l'honeur de me parler. Il a bien fallu madame eguaier un peu dans mes douces retraittes le tableau des malheurs du genre humain. L'ambassadeur de France à Turin m'a trouvé dans mon petit châtau jouant la comédie. Cela n'a pas l'air d'un homme à intrigues. Aussi je ne connais d'autres intrigues que celles des pièces de téâtre. Je joue les rôles de vieillard d'après nature. Il a été un temps que ma pauvre nièce aurait joué de même les héroines infortunées, mais Dieu mercy les choses ont changé, et nous ne songeons plus à Francfort que pour en rire. Je ne manquerai pas madame d'envoyer à votre altesse sérénissime la pièce nouvelle que nous avons représentée. Il y a quelques endroits à retoucher. Les acteurs excepté moy, étaient bien meilleurs que la pièce. Nous ne pouvons venir jouer devant vous madame comme faisaient autrefois les troubadours mais dieu veuille que je puisse me venir mettre à vos pieds sur la fin de l'hiver. La grande maitresse des cœurs daignerait elle me revoir avec quelque plaisir?

Pour moy madame avec quel transport je viendrais rendre encor mes hommages à ce que jamais vu de plus respectable et de plus aimable, et luy renouveller mon profond respect.

V.