[c. 12 March 1756]
Je n'aurais jamais songé, monsieur, à vous parler d'une querelle désagréable que m'a suscité m.
Dallembert, à l'occasion d'une petite pièce représentée à Nancy un jour de cérémonie, si je n'apprenais que le bruit de cette tracasseroe vous est parvenu. Ce qui m'est personnel me paraît si minutieux, lorsque je pense à vous, que ce n'est pas sans effort que j'ose prendre un moment la liberté de vous en importuner.
Il est vrai, monsieur, (et je m'en accuse) qu'il m'échappa dans cette comédie un portrait de m. Rousseau, mais qui ne touchait qu'à ses paradoxes et point du tout à sa personne et à ses mœurs. Je suis incapable de ces excès, et je vous réponds que je deviendrai même de la plus grande circonspection à saisir les ridicules, malgré le privilège immémorial de la comédie.
Cette pièce avait à peine paru, que M. de T….. à l'instigation de mr D'Allembert fit courir contre moi, un libelle qu'on m'envoya charitablement à Aix chez monsieur le duc de V….. Je ne pus me défendre d'un mouvement d'humeur, un premier tort me conduisit à un second, je répondis avec aigreur, et m. Vernes pourra vous montrer cette réponse. Elle parvint au roi de Pologne qui me fit écrire par le secrétaire de son cabinet qu'il était parfaitement revenu des préjugés qu'on avait voulu lui donner contre moi, qu'il avait été surpris, et que pour me rendre son estime il n'avait pas attendu mon apologie, que cependant il me conseillait de la sacrifier par amour pour la paix.
J'avais déjà pris cette résolution de moi même, et cette modération vous engagera peut-être à me pardonner mes premières fautes. Je vous avoue que ce ne fut point par crainte, ces messieurs peuvent être, à la vérité de terribles adversaires, mais ils ont beau s'ériger une espèce de tribunal, vos ouvrages, monsieur, m'on accoutumé à ne plus guère touver dans la littérature que des infiniment petits. Je vous le dis avec la plus grande sincérité, je ne me crois d'autre mérite que celui de connaître toute l'étendue de votre génie, mais je crois que c'en est assez pour n'être frappé d'aucune sorte d'admiration pour personne, je rends justice à tout le monde, comme je souhaiterais qu'on me la rendît.
Je suis persuadé de tout l'intervalle qui est entre ces messieurs et beaucoup de gens, mais vous m'avez rendu comme Gulliver qui ne pouvait plus s'accoutumer à trouver rien de grand et je suis le premier à me juger digne du microscope.
Il est une supériorité qui ne devrait plus laisser de place à la jalousie: c'est la vôtre, l'empire des lettres (et dieu veuille en éloigner à jamais le moment) deviendra comme celui de Macédoine, on verra une foule de petits tyrans,
se disputer les débris de votre monarchie et se détruire les uns par les autres.
Pour vous, monsieur, vous rirez dans l'empirée entre Neuton, Homère, Thucidide et Sophocle, du petit spectacle de notre ambition et je voudrais bien m'y trouver à vos pieds, pour en rire aussi de tout mon cœur.
Dieu nous préserve cependant de vous donner si tôt cette satisfaction. J'ai vu monsieur, le prospectus de votre nouvelle édition, et je fus enchanté comme on l'est auprès de sa maîtresse, en voyant cette longue liste de plaisirs que m'annoncent vos nouveaux ouvrages. Si je ne pouvais posséder votre recueil qu'en brûlant toute ma bibliothèque, je crois que je ne balancerais pas un moment.
Je retourne à Paris, monsieur, dans le commencement du mois prochain, vous en feriez pour moi le plus agréable séjour du monde, si vous vouliez bien m'honorer quelquefois de vos ordres et vous souvenir de la personne qui vous est le plus entièrement dévouée.
J'ai l'honneur d'être, &c.