Je receus hier votre lettre du 26 janvier n. s. Je vous avoue que je ne comprens pas comment vous n'avez receu qu'un tome des voiages de Gulliver.
Il y a près de trois mois que je chargeay mr Dussol des deux tomes pour vous. Vous étiez en ce temps là en Normandie. L'adresse des deux volumes étoit chez mad. Berniere, avec une lettre dans le même paquet. Je pris même la précaution de vous écrire par la poste pour vous donner avis de l'envoy de ce livre.
Ayant été trois mois sans recevoir de vous aucun signe de vie, je m'imaginois que vous traduisiez mr Gulliver, et je me consolois de votre silence par l'espérance d'une bonne traduction qui selon moy vous auroit fait baucoup d'honneur et de profit.
Vous me mandez que vous n'avez receu de mr Dussol que le 1er volume et que vous n'avez pas voulu le traduire dans l'incertitude d'avoir le second. A cela mon cher amy je vous répondray que je vous aurois pu envoyer tous les livres d'Angleterre en moins de temps que vous n'en pouviez mettre à traduire la moitié de Gulliver. Mais comment se peut il faire que vous n'aiez différé votre traduction qu'à cause de ce second volume qui vous manque, puisque vous me dittes que vous n'avez lu que trois chapitres du premier tome? Si vous voulez remplir les vues dont vous me parlez, par la traduction d'un livre anglois, Gulliver est peutêtre le seul qui vous convienne. C'est le Rabelais d'Angleterre comme je vous l'ay déjà mandé, mais c'est un Rabelais sans fatras et le livre seroit très amusant par luy même par les imaginations singulières dont il est plein, par la légèreté de son stile, etc. quand il ne seroit pas d'ailleurs la satire du genre humain. Vous me demandez je ne sçai quel vieux bouquin qui n'est point intitulé comme on vous l'a dit the improvement of human reason mais the self taught philosopher, livre peu estimé, difficile à trouver et qui par conséquent ne vaut pas probablement la peine d'être cherché. Mais vous négligez un bon livre que vous avez entre les mains pour un mauvais dont on vous a dit du bien. Je vous envoyeray le self taught philosopher par la première occasion, j'y joindray un second tome de Gulliver que je viens d'achepter exprès. Mais j'ay à vous avertir que le second tome n'est pas à baucoup près si agréable que le premier, qu'il roule sur des choses particulières à l'Angleterre et indifférentes à la France, et qu'ainsi j'ai bien peur que quelqu'un plus pressé que vous ne vous ait prévenu en traduisant le premier tome qui est fait pour plaire à touttes les nations, et qui n'a rien de commun avec le second. A l'égard de vous envoyer des livres pour une somme d'argent considérable, j'aimerois mieux que vous dépensassiez cet argent à faire le voiage.
Vous savez peutêtre que Les banquerouttes sans ressource que j'ay essuiéez en Angleterre, le retranchement de mes rentes, la perte de mes pensions, et les dépenses que m'ont coûté les maladies dont j'ay été accablé icy m'ont réduit à un état bien dur. Si Noel Pissot vouloit me payer ce qu'il me doit cela me mettroit en état mon cher amy de vous envoyer une partie de la petite bibliotèque dont vous avez besoin.
Si vous avez quelques heures de loisir pouriez vous vous transporter chez mr Dubreuil, cloître st Merry , dans la maison de, l'abbé Moussinot? Il est chargé de plusieurs billets de la Ribou, de Pissot et de quelques autres que j'ay mis entre ses mains. Il vous remettra les dits billets sur cette lettre. Vous pouvez mieux que personne tirer quelque argent de ces messieurs que vous connoissez. Si cela est trop difficile, et si ces messrs profitent de mes malheurs et de mon absence pour ne me point payer comme on fait bien d'autres, il ne faut pas mon cher enfant vous donner de mouvements pour les mettre à la raison. Ce n'est qu'une bagatelle. Le torrent d'amertumes que j'ay bu fait que je ne prens pas garde à ces petites goutes.
Si vous avez envie de voir des vers écrits avec quelque force, donnez vous la peine d'aller chez mr de Maisons, il vous montrera une petite parcelle de morceaux détachez de la Henriade que je lui envoyay il y a quelquetemps en dépost parceque vous étiez au diable et qu'on n'entendoit point parler de vous.
Corrigez dans la description de l'Angleterre quelques vers mal digérez en cette sorte,
Il n'y a que vous et mr de Maisons dans le monde que je veux pour confidens de mes vers. Adieu mon très cher Tiriot, je vous embrasse mille fois.
My duties to the ladies of your house if they have not quite forgot me; j am mightily glad for your improvement in english. J hope you won't take hereafter the rape of the lock pour une serrure. But remember that there is no other way to get the true english pronunciation than to come over in to England.
Farewell.
2 february. o. s. [13 n. s.] 1727