1755-11-20, de Voltaire [François Marie Arouet] à Élie Bertrand.

J'ai envoyé, mon cher monsieur, à m. de Morancour, une lettre que j'ai écrite à l'Académie française au sujet des rapsodies qu'on se plaît à imprimer sous mon nom.
Cette lettre a déjà paru dans les feuilles littéraires de Genève, et je me flatte que votre gazette voudra bien s'en charger; c'est un nouveau préservatif que je suis obligé de donner contre cet ancien poème de la Pucelle qu'on renouvelle si mal à propos, et qu'on a déjà défiguré dans trois éditions qui paraissent à la fois. Tout ce que je peux faire c'est de désavouer cet ouvrage. J'empêche autant que je peux qu'il ne paraisse à Genève; je sens bien que mes efforts seront inutiles. J'en connais une édition qui n'est pas sûrement faite par Maubert, car le libraire, qui était en marché avec lui à Francfort, a mandé que la copie de Maubert était en douze chants, et l'édition dont je vous parle est en quinze. Madame la duchesse de Saxe-Gotha qui l'a lue, m'a fait l'honneur de me mander, comme je crois vous l'avoir déjà dit, que cet ouvrage l'avait beaucoup amusée, et que, tout libre qu'il est, il ne contient aucune de ces indécences qu'on m'avait fait craindre; mais enfin, c'est un ouvrage libre, et cela seul suffit pour qu'un homme de soixante ans passés, qui a l'esprit de son âge, soit très fâché de se voir ainsi compromis. Je suis aussi fâché que l'est le grondeur à qui on veut faire danser la courante.

Si j'étais plus jeune et si j'aimais encore la poésie, je serais tenté de faire un petit poème épique sur le roi Nicolas premier: vous savez sans doute qu'on prétend qu'un jésuite s'est enfin déclaré roi du Paraguai, et que ce roi s'appelle Nicolas. On m'a envoyé des vers à la louange de Nicolas, les voici.

Du bon Nicolas premier
Que dieu bénisse l'empire;
Et qu'il lui daigne octroyer,
Ainsi qu'à son ordre entier,
La couronne du martyre.

J'ai reçu une ode sur la mort, qui m'est adressée. On la dit du roi de Prusse; elle est imprimée à la Haye avec ce titre qu'on met ordinairement aux ouvrages du roi de Prusse, de main de maître, et une couronne pour vignette. Je ne l'enverrai pourtant pas au conseil de Berne comme Maupertuis a envoyé les lettres du roi de Prusse. Je me contenterai d'apprendre tout doucement à mourir; et je mourrai assurément plein d'estime et de tendresse pour vous. Je vous embrasse de tout mon cœur, et je vous avertis que je veux vivre encore ce printemps pour venir vous dire à Berne combien je vous aime.

V.