Ferney, 8 février 1759
Mon cher ami, nos lettres se sont croisées.
Moi! renoncer à Lausanne parce qu'un fripon de Geneève mr G***, présenté au pape, a mérité le carcan! Moi! renoncer à vous, qui m'avez fait Suisse! Je ne suis pas capable d'une telle inconstance, je serais surtout très ingrat, si je prenais pour vous quitter le temps où l'on m'accable de bontés. Je méprise si souverainement toutes ces misères que je n'ai jamais lu le mercure suisse, où l'on avait fourré tant de rapsodies sur Calvin, Servet et moi; mais qu'on fasse un beau recueil en forme à Lausanne, sous mon nom, mais que dans ce recueil il y ait des choses dangereuses sur la religion et sur le roi de Prusse, c'est un attentat qu'il faut réprimer, et j'aurai toute ma vie la plus profonde reconnaissance pour le gouvernement de Berne qui a daigné m'honorer d'une si prompte justice, et pour vous en vérité, mon cher ami, qui m'avez marqué dans cette petite affaire une affection si courageuse. Je vous supplie de présenter mes très humbles remerciements à mr le baillif, je ne doute pas qu'il n'ait effacé jusqu'aux moindres traces de la friponnerie de ce G***. Ce misérable était destiné à me faire du mal. C'est par lui seul que le prétendu poème de la Pucelle parut dans le monde, rempli de platitudes et d'horreurs. Chassé de Genève pour avoir volé, il a trouvé grâce devant le pape et devant Bousquet, et l'on me dit que Bousquet avait enfin reconnu le caractère du maraud. J'espère revoir bientôt votre ville purgée de ce monstre, et y retrouver les charmes de votre société. Soyez sûr que mes petits ermitages appelés châteaux, n'auront point la préférence sur la ville de Lausanne à qui je dois mes jours les plus heureux.
Je ne sais ce que c'est que ces prétendues lettres imprimées par ce fou de Néaume, mais je ne m'embarrasse guère des sottises qu'on fait dans les pays où je ne suis pas. J'étais fâché d'être honni dans la ville de Lausanne où j'aime à vivre, et à vivre avec vous. Vale.
Voltaire