1757-03-26, de Voltaire [François Marie Arouet] à Nicolas Claude Thieriot.

Mon cher & ancien ami, de tous les éloges dont vous comblez ce faible essai sur l'histoire générale, je n'adopte que celui de l'impartialité, de l'amour extrême pour la vérité, du zèle pour le bien public, qui ont dicté cet ouvrage.
J'ai fait ce que j'ai pu toute ma vie pour contribuer à étendre cet esprit de philosophie & de tolérance, qui semble aujourd'hui caractériser le siècle. Cet esprit qui anime tous les honnêtes gens de l'Europe a jeté d'heureuses racines dans le pays, où d'abord le soin de ma mauvaise santé m'avait conduit, & où la reconnaissance & la douceur d'une vie tranquille m'arrêtent. Ce n'est pas un petit exemple du progrès de la raison humaine qu'on ait imprimé à Genève dans cet essai sur l'histoire, avec l'approbation publique, que Calvin avait une âme atroce aussi bien qu'un esprit éclairé. Le meurtre de Servet paraît aujourd'hui abominable. Les Hollandais rougissent de celui de Barnevelt. Je ne sais encore si les Anglais auront à se reprocher celui de l'amiral Byng. Mais savez vous bien que vos querelles absurdes, & enfin l'attentat de ce monstre Damien, m'attirent des reproches de toute l'Europe littéraire? Est ce là, me dit on, cette nation que vous avez peinte si aimable, & ce siècle que vous avez peint si sage? A cela je réponds (comme je peux) qu'il y a des hommes qui ne sont ni de leur siècle, ni de leur pays. Je soutiens que le crime d'un scélérat & d'un insensé de la lie du peuple, n'est point l'effet de l'esprit du temps. Châtel & Ravaillac furent enivrés des fureurs épidémiques qui régnaient en France. Ce fut l'esprit du fanatisme public qui les inspira; & cela est si vrai, que j'ai lu une apologie pour Jean Châtel et ses fauteurs, imprimée pendant le procès de ce malheureux. Il n'en est pas ainsi aujourd'hui. Le dernier attentat a saisi d'étonnement & d'horreur la France & l'Europe.

Nous détournons les yeux de ces abominations dans notre petit pays roman, appellé autrement le pays de Vaud, le long des bords du beau lac Léman. Nous y faisons ce qu'on devrait faire à Paris, nous y vivons tranquilles, nous y cultivons les lettres sans cabale. Tavernier disait que la vue de Lausanne sur le lac de Genève, ressemble à celle de Constantinople; mais ce qui m'en plaît davantage, c'est l'amour des arts qui anime tous les honnêtes gens de Lausanne. On ne vous a point trompé quand on vous a dit qu'on y avait joué Zaire, l'Enfant prodigue, & d'autres pièces, aussi bien qu'on pourrait les représenter à Paris. N'en soyez point surpris, on ne parle, on ne connaît ici d'autre langue que la nôtre. Presque toutes les familles y sont françaises, & il y a ici autant d'esprit & de goût qu'en aucun lieu du monde.

On ne connaît ici ni cette plate & ridicule histoire de la guerre de 1741 qu'on a imprimée à Paris sous mon nom; ni ce prétendu portefeuille trouvé où il n'y a pas trois morceaux de moi; ni cette infâme rapsodie intitulée La Pucelle d'Orléans, remplie des vers les plus plats & les plus grossiers, que l'ignorance & la stupidité aient jamais fabriqués, & des insolences les plus atroces que l'effronterie puisse mettre sur le papier. Il faut avouer que depuis quelque temps on a fait à Paris des choses bien horribles avec la plume & le canif. Je suis consolé d'être loin de mes amis, en me voyant loin de toutes ces énormités, & je plains une nation aimable qui produit des monstres.