1758-03-25, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jean Le Rond d'Alembert.
Vous m'apprenez que je suis mort,
Je le crois, et j'en suis bien aise
Dans mon tombau fort à mon aise
De nos vivants je plains le sort.
Loin du séjour de la folie,
Des rois sagement séquestré
J'apprends à jouir de la vie
Du jour que je fus enterré.

Me voilà revenu à mes Délices. Je ne peux pas ôter de la tête des prêtres l'idée que j'ay été votre complice. Je me recommande contre eux à Dieu le père. Car pour le fils vous savez qu'il a aussi peu de crédit que sa mère à Genève. Au reste on peut fort bien n'être pas l'intime ami de ces messieurs et vivre tout doucement. Je suis très fâché que vous ne veniez pas voir vos sociniens en allant en Italie, très fâché que vous ayez abandonné l'enciclopédie et encor plus fâché que Diderot et consorts ne l'aient pas abandonnée avec vous. Si vous vous étiez tenus unis vous donneriez des loix. Tous les kakouacs devraient composer une meute, mais ils se séparent et le loup les mange. J'ay reçu depuis peu une lettre du kakouac roy de Prusse mais j'ay renoncé à luy comme à Paris et je m'en trouve à merveilles. Allez voir le pape et tâchez de repasser par les Délices. J'en ay fait un séjour qui mérite le nom qu'elles portent. Je ne crois pas qu'il y ait sur la terre un être plus libre que moy. Voylà comment vous devriez vivre. Vous avez déjà la plus grande réputation que mortel puisse avoir, mais le roy de Prusse en a aussi et n'en est pas plus heureux. Je prie dieu qu'il n'en soit pas ainsi de vous. Mon grand philosophe soyez à jamais libre et heureux; je vous aime autant que je vous estime.

V.