1754-12-30, de Louisa Dorothea von Meiningen, duchess of Saxe-Gotha à Voltaire [François Marie Arouet].

Plus une chose nous est chère et précieuse et plus nous craignons de la perdre; si à cla se joint encor le sentiment de notre insuffisance nos allarmes redoubles: telle a été la situation de mon Ame Monsieur pendant le tems que j'ai été privée de Vos chères nouvelles: Votre silence m'a paru un siècle: j'en acusois le destin et les cours ambulentes; mais grâce au Ciel Votre aimable lettre m'a détrompée de la manière du monde la plus agréable et la plus flateuse; ma franchise Monsieur me fait avouer mon soupson, et mon amitié jalouse de Votre estime me fait espérer mon pardon.

Ce Siècle semble être destiné aux événemens extraordinaires: la conversion du prince de Hesse m'a pourtant moins surprise que d'autres phénomènes arrivés de nos jours: l'on dit que l'amour a décoré Votre Eglise de cette nouvelle Colome; il doit avoir déclaré à son Père que l'article de la prédestination lui avoit fait prendre cette résolution: il est vrai qu'il y a plus d'espérance de sortir du purgatoire que des feux éternels; enfin quel qu'en puisse être le motif de ce changement de religion, cette démarche au moins rend ce Prince célèbre, à peine savoit on auparavant qu'il exista: son histoire amuse le tapis de toutes les conversations depuis trois mois: il a obtenus ce qu'il a voulu s'il pense en Erostrate. L'on conte un bon mot de Pelnizà cette ocasion assés plaisant: le Roi de P. critiquant cette démarche à table et disant que pour un Prince c'étoit la plus insigne sotise que de devenir catholique: c'étoit se liér les mains et se mettre sous le jouc du clergé: et puis se tournant vers Pelniz: quand penséz Vous? n'ai je pas raison? Celui ci répond: Sire selon tout ce que Vous venés d'avancer on jureroit que Vous avés dessein de Vous faire protestan. Venéz, venéz nous prêcher respectable Apôtre, je préfère Votre Jeane à tous vos saints; àpropos savèz Vous Monsieur qu'on débite ici que cette aimable Jeane sera imprimée et paroitra au premier jour à Votre insue? J'avoue que d'un côté je le souhaite: mais de l'autre je crains qu'elle ne paroisse mutilée et travestié; l'on parle ici encor d'un autre changement de Religion: l'on dit que la Pombatour a été quitée et r'emplacée par la feme du Ministre holandois; le tems nous aprendra ce qui en est.

Nous allons finir aujourd'huy l'amée, mais comptéz Monsieur que mon amitié pour Vous restra toujour la même: toujour vive, toujour sincère et toujour empressée à se manifester, elle ne demande qu'un petit retour de Votre part: puisse l'amée que nous allons comencer Vous être aussi propice, aussi favorable que je le souhaite avec ardeur: et puisse t'elle me procurer la satisfaction de Vous pouvoir assurer de bouche et Vous témoigner combien je suis

Monsieur

Votre très affectionée amie et servante

Louise Dorothee DdS

Toute ma famille Vous aime et forme des vœux pour Votre bonheur: la Grande Maitresse des coeurs en fait autant et Vous ambrasse d'inclination.