1754-04-25, de Voltaire [François Marie Arouet] à Marie Louise Denis.

Que faittes vous, comment vous portez vous?
Pour moy je me porte plus mal que jamais; et je suis réduit à ne rien faire. C'est cet état qui fait sentir toutte la misère humaine. Dans l'anéantissement de mon âme j'ay voulu relire cette Zulime que vous m'avez envoyée. J'y ay trouvé au second acte dans la scène du père et de la fille, une vingtaine de vers oubliez. C'est depuis ces mots

Tu détournes les yeux et tu crains de me voir,

jusqu'à ceux cy

Ces trésors, ces états que je quittais pour toy.

Tout ce qui doit être entre deux manque. J'ay voulu les refaire et j'ay senti mon impuissance. Il n'y a point de sentiment plus douloureux, mais c'est par là que le corps et L'âme finissent.

Je vous prie ma chère enfant de m'envoier ces vers là. Je les recoudrai avec le reste et si j'ay encor quelques réveils, je rajusterai Zulime pour votre amusement et peutêtre même pour le public, quand vous la jugerez digne de paraitre, et que vous croirez le temps convenable. Il me semble que l'histoire tue plus sûrement son homme qu'une tragédie. Le travail désagréable de consulter vingt gros livres fait un mal réel. J'en ay encor pour un bon mois malgré ma misère. Après cela viendra le temps des eaux. Nous laverons notre sang ensemble si vous venez à Plombieres, et vous ferez couler le mien plus agréablement.

Je ne veux prendre aucune résolution avant le temps des eaux, et de plus pour se résoudre il faut pouvoir exécuter. Mon dépérissement journalier ne me permet guères ces beaux voiages dont je me flattais. Je reste donc dans ma chambre constamment. Les maladies de langueur ont du moins un côté consolant. Elles laissent encor place aux amusements domestiques, à la lecture, à un travail modéré et elles appaisent les tumultes de L'imagination, et des désirs vagues qui tourmentent les hommes. Il me semble que si j'avais du ressort je sauterais bien vite au delà de Colmar, mais je languis; et j'y reste assez tranquilement, jusqu'à ce que j'aye la force de prendre un party. On ne peut rien faire sans un peu de santé. Ménagez la vôtre et aimez un homme qui vous aimera jusqu'au tombeau.