1746-09-22, de D. à Voltaire [François Marie Arouet].

J'ay reçu hier, monsieur, votre lettre du 15.
L'inquiétude qu'elle m'a Laissé Sur le mauvais état de votre santé m'a fait presque oublier que votre décision avoit été conforme à mon avis: Les plus blessés à notre beau métier ne sont pas ceux qui reçoivent des coups de fusil; il est un ennuy secret, une misantropie cachée, une humeur noire et cynique qui ronge les âmes et qui en enverroit autant à la barque du Cocyte que Les plus accrédités médecins de Paris, si L'espérance du retour prochain n'arrêtoit Les progrès de la maladie. Je ne finiray point cette lettre par une relation Exacte de nos conquêtes et des manœuvres savantes du Maréchal de Saxe. Vous êtes sûrement mieux instruit que moy des ressorts qui font mouvoir L'Europe, et c'est un plaisir qu'elle se promet de les voir Démêlés par ce génie dont elle connoît depuis longtems la justesse et l'étendüe. Pour moy qui ne suis pas plus militaire que politique, au lieu de m'occuper à visiter des postes ou à déraisonner avec la multitude je cherche à passer le tems sans plaisirs et sans ennuy.

Je lis pour récréation Les ouvrages de Pope ou les vôtres. Je les relis et désire encor de les relire. A propos je vous envoye une traduction d'une pièce fugitive de mr Pope que vous ne reconnoitrés peut être pas. Je vous prie de m'en dire votre avis. Elle est traduitte de l'original anglais, et précédée de L'éloge de mr Pope que voicy.

Philosophe immortel, peintre de la nature,
Amant de L'harmonie et rival d'Epicure,
Sous ton pinceau brillant l'aimable vérité
Pénètre nos esprits des feux de sa clarté,
L'homme dans tes écrits apprend à se connaître
A dépouiller l'orguëil qu'il tiroit de son être,
Mais ce n'est point assez que ton esprit ardent
De son âme orgueilleuse ait montré le néant,
Tu luy fais voir encor quelle est son ignorance,
Des dieux qu'elle a forgés quelle fut l'impuissance,
Tu luy fais concevoir par quels degrés affreux
Les objets les plus vils montèrent jusqu'aux cyeux;
Ah! Lors que dévoilant ces mystères sublimes
Ton œil de la nature a percé les abysmes,
Quand ton esprit vainqueur chassant l'illusion
Détruit les préjugés, fait aimer la raison,
Quel homme transporté de ton heureux systême
Ne s'écrira-t-il pas POPE ETOIT DIEU LUY MEME.
traduction de mr PopeHeureux qui délivré de soins et de désirs,
Détaché de la cour et de ses faux plaisirs,
Satisfait sans fortune et content sans allarmes,
D'une Retraite obscure a connu tous les charmes.
Qui voit couler ses ans sans désirer leur fin
Et contemple la mort sans crainte et sans dédain,
Qui n'a point les horreurs d'une santé débile,
Dont L'esprit est stoïque et dont l'âme est tranquille;
Qui d'un travail aisé passe au plus doux sommeil,
Dont les jours sont sans tache et les nuits sans réveil.
Que ne puis je éloigné du tumulte du monde
Goûter ce calme heureux et cette paix profonde,
Vivre inconnu, mourir sans être regretté
Et jouir de moy même avec tranquillité?
Voilà le vray bonheur, la fin de l'homme sage
Qui connoît son néant et chérit son partage.
Pope, pièce fugitive.