1741-07-18, de Voltaire [François Marie Arouet] à César de Missy.

Monsieur,

Vous m'accuserez sans doute du péché de paresse, mais il ne faut que me plaindre d'une santé déplorable qui m'a obligé de prendre des eaux, et qui m'a fait interrompre tout commerce pendant quelque temps.
Croyez monsieur que je ressens comme une de mes plus grandes incommoditez, le déplaisir de répondre si tard à l'honneur que vous m'avez fait.

En qualité de citoyen du monde je prends baucoup d'intérest aux maximes de l'antimachiavel, mais elles sont si peu suivies et je vois la pratique si peu d'acord avec la téorie que j'ay entièrement abandonné cet ouvrage. Je l'avois publié dans la vaine espérance qu'il produiroit quelque bien. Il n'a produit que de l'argent à des libraires.

Vous me demandez monsieur s'il s'agit d'Innocent deux ou d'Innocent onze; c'est sans doute d'Innocent onze, qui étoit un homme d'un très grand mérite et qui me semble avoit très grande raison dans ses démélez avec Louis 14.

Puisque vous voyez Monsieur de Nency, je vous prie de vouloir bien l'assurer de mon amitié. Je luy rendray toujours tous les services qui dépendront de moy. Me permettrez vous de m'adresser à vous Monsieur pour savoir comment je pourois faire venir le nova reperta et antiqua deperdita imprimé depuis peu me semble à Londres avec des notes? Je voudrois aussi la réponse de Wotton à Temple, sur la dispute des modernes. C'est peutêtre abuser du commerce dont vous voulez bien m'honorer. J'ay lu depuis peu une histoire ancienne en deux volumes in 4º qui par le titre paraît traduitte de l'anglais. Il me semble que cela est très savant et très métodique. Aura t'on bientôt la suitte? Le libraire qui m'enverroit cette suitte, avec le nova reperta etc. seroit payé sur le champ.

Ces lettres sur les français, et sur les anglais dont vous me parlez furent imprimées ridiculement, toutes bouleversées et toutes tronquées. Elles ont paru dans un désordre aussi grand sous le nom de lettres philosophiques et un peu moins mal dans un receuil de mes œuvres fait à Amsterdam, sous le nom de mélanges de littérature et d'histoire. Je n'ay jamais eu la satisfaction d'être bien imprimé.

Au reste monsieur j'habite un pays bien stérile pour la littérature, et si vous voulez bien entretenir commerce avec moy vous y mettrez plus que vous ne recevrez. On n'imprime icy que des almanacs. Les journaux étrangers y sont deffendus, et malgré cela on ne les fait point venir. Il est étrange de voir une telle disette dans un pays riche, peuplé et tranquile. L'université de Louvain ne sait pas encor que Neuton est venu au monde. Je n'aurais donc rien à vous mander de ce pays cy si madame la marquise du Chastellet ne s'y trouvoit pas. Elle est la seule philosophe du Brabant. C'est peutêtre un peu dommage qu'elle préfère aux découvertes de Neuton les monades et l'harmonie de Leibnits, mais quidquid calcaverit rosa fiet. Elle fait toujours bien de l'honneur aux sistèmes qu'elle embrasse et qu'elle éclaircit.

Je voudrois avoir quelque chose qui fût digne de vos journaux, je me ferois un plaisir de vous l'envoyer. J'ay l'honneur d'être avec une parfaite estime,

Monsieur,

Votre très humble et très obéissant serviteur,

Voltaire