1754-02-07, de Voltaire [François Marie Arouet] à Chrétien Guillaume de Lamoignon de Malesherbes.

Monsieur,

Je vous prie de pardonner à un malade s'il n'a pas l'honneur de vous écrire de sa main pour vous remercier de vos bontés.
J'ai écrit plusieurs fois à ma nièce, qui a dû vous présenter mes très-humbles remerciments, il y a long-temps; mais j'ai peur que son triste état ne l'ait empêchée de faire auprès de vous tout ce que son cœur et le mien éxigeaient.

J'ai reçu, Monsieur, une lettre de Monsieur l'Archevêque de Paris, et c'est à vos bons offices que je la dois; mais et cette lettre et celle dont vous m'avez honoré, me font voir évidemment que ma nièce n'a pû remplir auprès de vous les soins que son amitié pour moi lui imposait.

Vous m'avez fait l'honneur de me dire par vôtre lettre, que vous ne pouviez rendre témoignage de mon empressement à faire supprimer la malheureuse édition de Jean Néaulme qui parait avoir soulevé le clergé de France, et déplu beaucoup à sa Majesté. Il est pourtant très-certain, Monsieur, qu'à la première nouvelle de cette indigne édition de Jean Néaulme, j'écrivis deux lettres consécutives à ma nièce, et que je la suppliai d'obtenir de vous la suppression de cet ouvrage informe dont je sentais toutes les dangereuses conséquences: elle était alors très-sérieusement malade, et elle ne me manda que longtemps après qu'il était impossible d'arrêter le débit d'un ouvrage déjà si répandu. Ainsi, Monsieur, ce n'est vôtre faute ni la mienne si le livre n'a pas été supprimé. Mes lettres existent dans les mains de ma nièce, elle peut les retrouver, et avoir l'honneur de vous les montrer.

J'ai tâché en dernier lieu d'apporter un nouveau remède au mal que mes ennemis m'ont fait, en fournissant à un libraire de Hollande un manuscript informe et altéré. J'ai envoïé à ma nièce un Placet au Roi, par le quel je le supplie de se faire rendre compte par Monsieur le Chancelier, de la différence qui est entre mon véritable manuscript, et celui qu'on a imprimé pour me perdre. Je crois le Roi trop équitable pour me refuser cette justice; et ceux même qui m'ont accusé auprès de lui, doivent me justifier s'ils ont autant de probité que de Christianisme.

Je suis dans un état où je ne puis guères trouver de secours qu'entre les mains de médecins, et de chirurgiens habiles qui ne se trouvent que dans une grande ville; et ma longue absense aïant dérangé absolument mes affaires, je me vois réduit à mourir dans un païs étranger sans bien et sans secours. S'il se peut qu'au moins la vérité soit reconnue, c'est tout ce que je demande; c'est ce que j'attends, Monsieur, de vos bons offices et d'un cœur aussi généreux que le vôtre.

Je suis avec respect et avec reconnaissance,

Monsieur

Vôtre très-humble et très-obéissant serviteur

Voltaire