1753-10-10, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Mon cher ange, il me semble que je suis bien coupable, je ne vous écris point et je ne fais point de tragédie.
J'ay beau être dans un cas assez tragique, je ne peux parvenir à peindre les infortunes de ceux qu'on apelle les héros des siècles passez à moins que je ne trouve quelque princesse mise en prison pour avoir été secourir un oncle malade. Cette avanture me tient plus au cœur que touttes celles de Denis et d'Hieron; il me semble qu'il faut avoir son âme bien à son aise pour faire une tragédie, qu'il faut avoir un sujet dont on soit vivement frappé, et devant les yeux un public, une cour qui aiment véritablement les arts. Un petit article encor c'est qu'il faut être jeune. Tout ce que je peux faire c'est de soutenir tout doucement mon état, et ma mauvaise santé. Je ne me pique point d'avoir du courage, il me semble qu'il n'y a à cela que de la vanité. Soufrir patiemment sans se plaindre à personne, sans demander grâce à personne, cacher ses douleurs à tout le monde, les répandre dans le sein d'un amy comme vous, voylà à quoy je me borne. Je n'ay pas surtout le courage de faire une tragédie pour le présent. Vous m'en aimerez moins, mais songez que votre amitié qui a un empire si doux n'est pas faitte pour commander l'impossible. Je ne sçai pas trop ce que je deviendrai et où je finirai mes jours. Que ne pui-je au moins mon cher ange vous revoir avant de sortir de cette vie. J'ay la mine de passer l'hiver dans une solitude des montagnes des Vauges. Si vous aviez quelque chose à me mander, vous n'auriez qu'à écrire à mr Shœfling le jeuneà Colmar sans mettre mon nom, sans autre adresse; et la lettre me serait rendue avec la plus grande fidélité. Vous passerez probablement l'hiver à Paris, et il n'y aura plus de Pontoise, mais il y aura des Vauges pour moy. J'ay vu à Colmar mr de Voier, faisant son entrée en fils d'un secrétaire d'état. Vous vous doutez bien que je ne luy ai parlé de rien du tout. Je ne sçai même si je parlerais à son père. Ce n'est pas trop la peine d'importuner son prochain de ses afflictions surtout quand ce prochain est ministre ou fils de ministre. J'ay vu quelquefois, dans ma solitude auprès de Strasbourg, la fille de Monime. Sa naissance est un roman, sa vie est obscure et triste. L'avanture du préteur n'a abouti qu'à faire une douzaine de malheureux. Il en pleut des malheureux de tous les côtez mon cher ange, et des ennuieux encor davantage. C'est ce qui fait que j'aime mes montagnes ne pouvant pas être auprès de vous. Dieu veuille me donner quelque beau sujet bien tendre dans ma chartreuse! mais alors j'aurais peur que la montagne n'acouchât d'une souris. Mon pauvre petit génie ne peut plus faire d'enfans. Il me semble que ce que vous savez m'a manqué. Ce qui ne me manquera jamais c'est ma tendre amitié pour vous. Cette idée seule me console. Je me flatte que madame Dargental et vos amis ne m'oublient pas tout à fait. Adieu mon cher ange, pardonnez moy d'avoir été si longtemps sans vous écrire. Il faut enfin que je vous avoue que j'avais fait quatre plans bien arrangez scène par scène. Rien ne m'a paru assez tendre. J'ay jetté tout au feu.

Adieu mon cher ange.