à Francfort 23 juin [1753]
Je ne conçois pas Monsieur vôtre colère dans notre malheur.
Je ne peux avoir rien dit de désagréable à vôtre Laquais, puisque je ne sais pas l'allemand. Je lui ai dit dans les termes qu'on m'a fournis, que ma Nièce êtait ce matin dans des convulsions mortelles, et que le Docteur Müller êtait avec elle. Vous aurez sans doute compassion de la veuve d'un gentil homme, officier d'un grand Roi, qui fait deux cent lieuës pour conduire son Oncle aux eaux, et qui se voit trainée à pied en prison au milieu de la populace, à qui on refuse sa femme de Chambre, et auprès de laquelle on fait rester vôtre Commis pendant la nuit, avec quatre soldats à sa porte, et que vous retenez encor prisonière, sans qu'elle ait fait autre chose que d'implorer pour moi la miséricorde du Roi, et de répandre devant vous et devant Monsieur Schmidt des larmes inutiles.
Je vous réitère Monsieur, que j'ai obéï avec la plus profonde soumission aux ordres du Roi que vous m'avez donnez de bouche. J'ai fait revenir le 17 la caisse où était le livre de poësies du Roi, que sa majesté redemande. J'ai juré que je n'avais pas transcrit une seule page de ce livre, j'ai rendu touttes les lettres que j'avais de sa majesté, je me suis soumis à lui rendre touttes celles dont il m'a honnoré pendant quinze ans, et qu'on poura retrouver à Paris; je vous ai signé le 1er Juin que je ne sortirais pas, jusqu'au retour de la caisse, et du livre du Roi. La Caisse et le livre sont revenus le 17, j'avais crû sur vos promesses par écrit, être en droit de partir le 20, d'autant plus que je vous laissais ma Caisse, et tous mes éffets. Je me flatte que le Roi écoutera sa clémence en ma faveur, et qu'il aura surtout pitié de l'état horrible où ma Nièce est réduitte, et dont il ne sait pas la moitié. Il sait seulement que ma Nièce n'est et ne peut être coupable de rien. Je connais la bonté du cœur du Roi, je lui ai demandé pardon des fautes que j'ai pu comettre en soutenant avec trop de vivacité une querelle littéraire. Je lui serai toujours attaché. Je ne dirai jamais assurément un seul môt qui puisse lui déplaire. J'attendrai ses ordres avec résignation. Je ne suis inquiet à présent que pour la vie d'une femme réspectable, qui mérite l'estime et la compassion de l'Europe. J'assure encor une fois le Roi de ma résignation respectueuse, de mon obéissance à ses ordres. Il peut compter que n'étant plus à lui, je me regarderai le reste de ma vie comme un homme qui lui a apartenu, que je ne lui manquerai jamais. Je vous supplie de vous joindre à moi pour implorer sa clémence, et de lui envoïer cette lettre.