1761-11-17, de Gräfin Sabina von Bassewitz à Voltaire [François Marie Arouet].

Monsieur!

Si celle que j'eus l'honneur de Vous écrire au mois de Mars Vous a manqué Monsieur, Vous n'avez rien appris de moi pendant le cours de cette année, et tout semblera m'accuser de Vous avoir négligé. Dieu! que je serais coupable si je l'avais pû! Mais Monsieur, Vous ne le croïez pas. Vous savez trop à quelles attentions Vous engagez, Vous m'avez trop honnoré des Vôtres, pour me supposer si légère, ou plûtôt si ingrate. Vous aurez déjà pressenti, je gage, que la fatalité s'est mêlée de mon affaire, et Vous n'attendez qu'à en être informé pour me plaindre. Je vais Vous satisfaire Monsieur, et quoi que je prévoïe un instant, où Vous aurez pitié, non pas de mes destins mais de mes vanités, je serai franche. Née pour l'être, je me gènerais trop à ne l'être pas, et Vous assommerais d'une lettre guindée.

Vers la fin de Févr: je reçus Monsieur, par la voïe de Nüremberg et Hamb: celle dont Vous m'avez honnoré du 22 de Janvier. Il i avait alors près de 3 mois, que voïant s'établir dans nôtre contrée l'avantgarde, composée d'Housars et troupes franches, du corps d'armée de Msgr le Prince Eugêne de Würtemberg, je m'étais crüe obligée à mettre en lieu de sûreté, des papiers dont je suis responsable à ma famille. L'héroïque Altesse ne tarda guères à suivre ses précurseurs. Elle fit observer une éxacte discipline, qui nous laissa jouïr dans nos maisons d'une sûreté et tranquilité de pleine paix. J'en devais profiter Monsieur, et me rémettre au travail, que je Vous consacrai; mais le quartier général n'était qu'à 4 lieües d'ici, à Rostoc. L'angélique épouse du Prince, nièce, et digne nièce du Roi de Prusse, s'i trouvait. Elle goûta bénignement mes prémiers dévoirs; il fallût lui en rendre souvent. J'avais une excuse valable et glorieuse de m'en dispenser, et de rester à mon écritoire; mais à côté d'elle, je trouvais toujours, que rien ne pouvait s'alléguer contre ses bontés. Elle ne partit que le 20 de Mai. En attendant Monsieur, j'avais reçüe, par la gracieuse entremise de S. A. Sme Me la Duchesse de Gothe, Vôtre touchante et belle tragédie de Tancrède. Sur le champ, j'écrivis par Francfort, pour Vous en rendre grâces, et dans mon ivresse des faveurs de la charmante Princesse de Würtemberg, non seulement je ne Vous parlai pas davantage de Pierre le grand, que s'il n'eût jamais éxisté, mais je fus assez folle, de me doner, vis à vis de Vous Monsieur, un air de connaissanses; de Vous faire compliment d'avoir mis la chévalerie sur un théâtre, où l'amour romanesque fût toujours bien accüeilli; de Vous apprendre, que cette chévalerie a de beaux droits aux avantures singulières, et que cet amour est une folie plus aimable et plus décente chez un chévalier errant, que chez un monarque ou tout autre grandhomme. Point de réponse à cette épitre. Mes sornettes à la vérité n'en valaient pas; mais comme j'i avais inséré mes ordres du Prince de Würt:, d'anoncer au Roi du Parnasse, qu'Antoine faisait humble salût à César, je présume Monsieur, ou que la poste m'a trahie, en me frustrant du résalut dont Vous n'aurez pas manqué de me charger, ou qu'elle m'a servie, en ne Vous portant pas mes bétises. En ce dernier cas, je pourrais Monsieur Vous les taire, et je dois rétirer ce qui s'en est dit. N'importe! ce que j'ai écrit est écrit, et je veux me confier à Vôtre indulgence.

Le Prince et la Princesse partis, nos terres fûrent chargées, ainsi que celles de nos voisins, du quartier d'un corps de troupes légères, qui resta jusqu'au mois d'août dans les environs de Fribbesées et Demmin, pour tenir en échec l'armée suédoise. On pâtit bien plus chez nous en telles occasions qu'en Saxe, parce que la constitution du païs reste de la barbarie de nos ancêtres, attache les païsans à la glèbe. Tout moïen de chercher fortune leur êtant coupé, le dévoir de les protéger et soulager est absolument sans bornes, pour des seigneurs équitables. Il êtait apparant, que nous finirions l'anée dans la même position toujours environnés d'Housars. Leur brave chef, le Colonel de Belling, se rendit admirable, il est vrai, par son bon ordre, mais come cependant la plume ne peut qu'être mal servie, lorsqu'à tout heure il faut faire politesse au sabre, je Vous priai Monsieur, au mois de Juin, dans une lettre fort raisonnable, de daigner encore m'accorder délai, pour les restes de ma tâche. Je Vous répètai en même tems mes régrèts de Votre changement de demeure. Les républiques me semblent offrir les domiciles les plus convénables aux grands génies, qui se dévoüent à éclairer le monde de leurs écrits. Cette lettre s'est perdüe Monsieur, à ce que j'ai appris dépuis, avec celle où je l'avais incluse; et je n'en fais mention, que pour vous prouver, qu'au fort même de nos oppressions je ne Vous perdis pas de vüe. Dès qu'elles se terminèrent, je me hâtai de retourner à mes deux caisses de papiers, et voici Monsieur ce que j'en ai tiré dérechef à Votre usage. J'ai été très confondüe de n'i rien trouver, qui concernât la Chine. Il semble, que feu mon cher Oncle et beaupère, n'aïe pas porté les ïeux sur un empire, qui n'eût aucune rélation à son Charles Frédéric, et cependant j'eusse tant aimé Monsieur, Vous parler des Chinois; c'est un peuple si imposant. Excepté cela, je pense avoir rassemblé cette fois, assez de particularité intéressantes. Celles de l'avènement au trône de l'Impératrice Cathérine, sont peut-être superflües à mon sujet, mais l'avanture m'a parüe trop belle Monsieur, pour ne pas Vous la communiquer. Et puis! devais-je quitter brusquement mon héros, à l'instant qu'il expire? n'êtait il pas de la décence, de l'accompagner jusqu'à la tombe? et pouvais je fermer les ïeux sur les grandes choses, qui se faisaient dans cet intervalle?

J'ai force excuses à Vous faire Monsieur, des nôtes dont j'ai barbouillé mon écrit, et qu'il eût êté plus séant d'i arranger; mais il êtait fait, quand les pièces d'où je les ai tirées me tombèrent dans les mains, et c'est un travail si dégoûtant que de récopier, Vous ne me voudrez pas de mal, de me l'être épargné. Je Vous réserve encor Monsieur un supplément; composé de quelques extraits du grand règlément ecclésiastique des 1720, volume, que je n'ai pas le loisir de traduire. Peutêtre i joindrai je, afin que Vous puissier juger Monsieur des progrès de l'éloquence Russe sous Pierre le grand, une traduction de son oraison funèbre, prononcée par l'Archevèque Théophane. Mais Dieu sait, quand je pourrai commencer ou finir tout cela! Depuis quinze jours, nôtre cher Mr de Belling et son noir cortège (n'allez pas l'entendre en mal Monsieur, c'est que l'uniforme, d'ailleurs très leste, est noir) rôde à l'entour de son ancien gîte, et l'on ignore encore, quelle bésogne il nous taillera.

Sans doute Monsieur, qu'à Petersbourg on s'empresse à réparer la perte de paquêts qui Vous fûrent destinés. C'est un tribût, qu'on i doit à la gloire du père, pour ne pas dire du créateur de la patrie. Entre ceux que je sais avoir aspiré au titre de ses historiens, les faux Nestesuranoi, et l'Anonim[e] qui dédia son histoire de Pierre I surnommé le grand, imprimée à Leipsic 174[7] au Comte Brühl, ne me semblent pas satisfaisans. L'anonime accuse les Mémoires allemans pour servir à l'histoire de Russie, publiés par l'Académie de Pétersbourg, d'une circonspection nuisible à la vérité. Il éxalte d'autant plus la rélation latine de Mr Korb, Secrétaire de l'Ambassade envoi[é] en Moscovie l'an 1698 par l'Empéreur Léopold, et semble préférer la Hist[o]rÿ of Peter I Czar of Moscovÿ bÿ John Mottleÿ, à la Vita di Piètro I dal Ab: [An]tonio Catiforo. Le Veränderte Russland, est un ramas confus, de tout ce q[ue] l'Auteur a vû et oüi dire, pendant un séjour à différentes réprises en Russi[e,] mais il a le mérite d'être parsèmé de pièces autentiques et curieuses. Il s'i t[rou]ve entre autres, un extrait du voïage de Corneille le Brun en Perse, par l[a] Russie, dans laquelle il s'arrêta depuis le mois de Sept: 1701 jusqu'à cel[ui] de Mai 1703, et où, quoi qu'occupé à plusieurs peintures pour le Czar et le Prince Menzikoff, il s'attacha beaucoup à connaitre les habitans et le go[u]vernement de ce vaste empire. C'est domage au reste, que l'Auteur allema[nd] avance quelques faits sur des rapports abusifs, comme lorsqu'il dit: Que l'Impératrice fit signer à l'Empéreur mourant la grâce du Prince Menziko[ff]. Si elle n'eût trop respecté les derniers momens pour vouloir les trouble[r] je pense qu'elle lui aurait bien fait signer autre chose; et puis le Prince n'êtait alors dans aucune inquisition ni disgrâce ouverte. J'ai ouï parle[r] des Mémoires sur Pierre le grand du Baron Huissen(c'est sans doute ce[lui] qui fut gouverneur du Czarevitz Alèxis) et des Mémoires de Russie d[u] Capitaine John Perrÿ, Ingénieur come de pièces bonnes mais imparfaites. Ma raison de Vous faire ce détail Monsieur, est, Que si parmi ces ouvrag[es] il s'en trouve, que leur peu de réputation aïe soustrait à Vôtre connaissan[ce] Vous sachiez au moins qu'ils éxistent, afin d'en pouvoir faire usage, si tel est Vôtre bon plaisir.

Je crains Monsieur, que l'ennui ne soit venu Vous saisir à la lecture d'une si longue lettre. Un môt, qui Vous ranimera, et Vous empècher[a] de me quitter en baîllant. L'adorable Duchesse de Gothe, qui encore aura la grâce de Vous faire tenir ce paquêt, l'accompagnera probablement de quelques lignes. Aimez moi un peu, pour autant d'écriture de plus, que Vous récevez à mon occasion, d'une main si bienfaisante et si illustre. Je suis avec une considération infinie

Monsieur

Votre très humble, et très obéïssante servante,
Sabine, Comt: de Bassevitz, née de Bassevitz