à Rostoc le 9 de Mars 1762
Monsieur!
Qu'il est doux Monsieur, de Vous obliger! Vous avez des façons de rémercier si flatteuses, si piquantes; on se tüerait à Vous servir.
Et que ne Vous comuniquerait on pas! Vous concevez si bien les ménagemens qu'exigent les tems. Il semble Monsieur que Pierre troisième và faire naitre des évènemens, dont mes extraits Vous ont exposés les causes. Attachés à lui dès sa jeunesse, Mr de B. et moi, par un zêle sans intérèt, et toujours honnorés de sa bienveillance, nous avons souhaité de voir son règne, et le voilà. Peut-être occasionnera t-il une nouvelle guerre; mais selon toute apparance elle sera courte, et suivie d'une longue paix.
Je n'ai pû réüssir encore, à récevoir les Mémoires du Baron Huÿssen, mais ils seront à Vous Monsieur, dès que je les aurai. Voici en attendant des anecdotes de sa personne, tirées d'un manuscrit Russe de la vie du Czarevitz Alexis, que l'auteur du Veränderte Russland a traduit, et qui dévoile la plume d'un mécontent: ‘Alèxèï, négligé d'une façon impardonable, avait passé l'enfance, quand le Czar comença d'appréhender, que ses liaisons, avec le Clergé et quelques Seigneurs de la vieille trempe, n'eussent des suites désagréables. Il lui dona des gouverneurs pour veiller à sa conduite, qui fûrent, le favori Menzikoff, et quelques Allemans de mérite, particulièrement le Conseiller de guerre Huÿssen. Ce dernier, trouvant un génie heureux dans son disciple, en conçût les meilleures espérances, et mit tous ses soins à l'instruire. Alèxèï apprit à parler et écrire passablement l'allemand, et à dessiner assez bien. Guidé d'un loüable panchant pour les lectures Théologiques, déjà l'an 1705 il avait lû cinq fois la bible en langue slavonne, une fois la version allemande de Luther, l'histoire ecclésiastique d'Arnauld, plusieurs pères grecs, et les homilies de Macaire, imprimées pour lui à Kiow.
Le pli une fois pris, de l'humeur d'Alexéï, l'empêcha de faire des progrès égaux dans les autres léçons, et sur tout dans celles de morale, outre que Menzikoff, qui avait ses raisons d'empêcher qu'il ne dévint trop éclairé, crût qu'il fallait mettre fin aux enseignemens. A force d'exalter la capacité et les talens en politique du Sr Huÿssen, il fit résoudre au Czar de lui commettre des négotiations à Vienne, entre autres d'obtenir à Menz: la dignité des Princes de l'Empire. Huÿssen réüssit, et sa récompense fût, que Menz: à son tour lui achèta sans païement le portrait garni de diamans dont l'Empéreur l'avait gratifié, et lui fit la singulière démande: S'il n'aimerait pas rétourner encore une fois à Vienne, et i solliciter pour lui la dignité électorale.’ Ce que je crains Monsieur, c'est, que quand même je pourrais Vous livrer l'oeuvre du Sr Huÿssen, Vous n'i trouverez pas les vérités que Vous cherchez. J'augure cela, par ce qu'en dit l'historien anonime de Pierre le grand dans sa préface. Voici ses propres termes: ‘Un Prussien, qui a êté sécrétaire d'un des prémiers Seigneurs de la cour de Pétersbourg, et qui a aidé autrefois au Baron Huÿssen à rassembler des Mémoires sur Pierre le grand, a bien voulû à la prière d'un de ses amis, me communiquer quelques papiers, qui pour de bonnes raisons n'avaient pû entrer dans l'histoire, que le Baron a écrite de ce monarque’.
Un savant de ces contrées, m'a promis des extraits, concernant Pierre le grand, de certains journaux de la guerre du Nord, qu'il possède. S'il tient parole, je Vous les enverrai tels qu'ils sont Monsieur; car voudriez Vous, que je me mette à traduire, tandis que je suis dérechef avec la divine Princesse, dont je Vous ai parlé dans ma précédente? Vous eûtes ci-devant l'indulgence de permettre, que je Vous envoïe de l'Allemand; Souffrez Monsieur que je transporte au tems présent cette permission, dont alors je ne fis point d'usage. Craintive à Vous assaillir si souvent de mes lettres, j'eusse attendu à Vous écrire celle-ci, que les susdites pièces me fussent rémises, n'était ce Monsieur l'obligation de Vous avertir, que suivant des avis qui me sont parvenus de main sûre, Mr P.. avait non seulement à Vous rendre des papiers, mais aussi quelques milliers de bons ducats, dont l'auguste fille de Pierre le grand Vous faisait don. Profitez Monsieur, de l'avis, sans nomer celle dont Vous le tenez. Quand même des joüeurs auraient dépouillé Mr P.. come le bruit, peutêtre faux, en court, Vous pourrez toujours Vous arranger avec lui, puisqu'il n'est pas probable, qu'on aïe confié telle some à un home sans sûreté. J'ai fait passer la nouvelle à l'admirable Duchesse de G.., afin qu'en cas que ma lettre Vous manque, la sienne Vous l'apprenne.
Quelle charmante apparition serait ce Monsieur, que Voltaire à ma porte! Comme je Vous ferais bonne chère et grand feu! tout ce que la guerre n'a point mangé se fricasserait. Ce ne serait pas grand chose, toute ma pauvre patrie, chargée d'une armée, étant à sec; Vous ne verriez non plus chez nous les beautés de Vos Délices, mais Vous trouveriez une habitation consacrée à la franchise et à la concorde, où le maitre et la maitresse ont vécus 28 ans, toujours unis, où l'ami et le voisin n'ont jamais êté accüeillis de la mauvaise humeur, où Vôtre nom a des autels. Sortez donc Monsieur, d'entre Vos deux poëles. Pourquoi ne feriez Vous pas encore un tour d'Allemagne? Qu'est ce, que 60 et quelques années, quand le feu d'un tel génie soutient les organes? Fontenelle vécut sain et gai au delà de cent ans; le ciel Vous doit il moins qu'à lui? Je Vous aime Monsieur, de ne dépendre entièrement ni de Génève ni de la France, et de Vous être fait un destin de liberté; l'home qui pense n'en doit point avoir d'autre, dès que sa position le permet
En vain — ma foi Monsieur, ma tête se renverse. Je crache des rimaillons français, et à la face de qui? Pardon! et tout de suite adieu! car après cet accès il n'est point à croire, que mon esprit se rémette aujourd'hui assez bien dans son assiette, pour que je Vous écrive encor quelque chose de raisonnable. J'ai l'honneur d'être,
Monsieur
Vôtre très humble et très obéïss: serv:
S. de B.
S. A. S. le Pr: Eugène de Würtemb: qui tient ici son quartier-général, m'a chargée de Vous faire de sa part une infinité de compl.: Vous avez conu ce Prince à Berlin.