1753-01-01, de Voltaire [François Marie Arouet] à Frederick II, king of Prussia.

Sire,

Pressé par les sollicitations et par les larmes de ma famille je me vois obligé de mettre à vos pieds mon sort et les bienfaits et les distinctions dont vous m'avez honoré.
Ma résignation est égale à ma douleur. Je ne me souviendrai que de ces mêmes bienfaits. V. M. doit en être bien convaincue. Attaché à elle depuis seize ans par ses bontés prévenantes, appellé par elle dans ma vieillesse, rassuré par ses promesses sacrées contre la crainte attachée à une transplantation qui m'a tant coûté, aiant eu l'honneur de vivre deux ans et demi de suite avec elle, il m'est impossible de démentir des sentimens qui l'ont emporté dans mon cœur sur ma patrie, sur le Roi mon souverain et mon bienfaicteur, sur ma famille, sur mes amis, sur mes emplois: j'ai tout perdu. Il ne me reste que le souvenir d'avoir passé un tems heureux dans votre retraite de Potsdam. Toute autre solitude sera pour moi bien douloureuse sans doute: Il est dur d'ailleurs de partir dans cette saison quand on est accablé de maladies; mais il est encor plus dur de vous quitter. Croiez que c'est la seule douleur que je puisse sentir à présent. Monsieur l'envoié de France, qui entre chez moi dans le tems que j'écris, est témoin de ma sensibilité, et il répondra à V. M. des sentimens que je conserverai toujours. J'avais fait de vous mon idole, un honnête homme ne change pas de Religion, et seize ans d'un dévoument sans bornes ne peuvent être détruites par un moment de malheur.

Je me flatte que de tant de bontés, il vous restera envers moi quelque humanité, c'est ma seule consolation si je puis en avoir une.