du 31e 8bre 1769 à Ferney
Sire,
Un bohémien qui a beaucoup d'esprit et de philosophie, nommé m. Grimm, m'a mandé que vous aviez initié l'empereur à nos saints mystères, et que vous n'étiez pas trop content que j'eusse passé près de deux ans sans vous écrire.
Je remercie votre majesté très humblement de ce petit reproche: je lui avouerai que j'ai été si fâché et si honteux du peu de succès de la transmigration de Clèves, que je n'ai osé depuis ce temps là présenter aucune de mes idées à votre majesté. Quand je songe qu'un fou et un imbécile comme st Ignace a trouvé une douzaine de prosélytes qui l'ont suivi, et que je n'ai pas pu trouver trois philosophes, j'ai été tenté de croire que la raison n'était bonne à rien; d'ailleurs, quoi que vous en disiez, je suis devenu bien vieux, et, malgré toutes mes coquetteries avec l'impératrice de Russie, le fait est que j'ai été longtemps mourant et que je me meurs.
Mais je ressuscite et je reprends tous mes sentimens envers votre Majesté et toute ma philosophie pour lui écrire aujourd'hui au sujet d'une petite extravagance anglaise qui regarde votre personne. Elle se doutera bien que cette démence anglaise n'est pas gaie; il y a beaucoup de sages en Angleterre, mais il y a autant de sombres enthousiastes. L'un de ces énergumènes qui peutêtre a de bonnes intentions, s'est avisé de faire imprimer dans la Gazette de la cour qu'on appelle The Whitehall Evening-Post, le 7 octobre une prétendue lettre de moi à votre Majesté dans laquelle je vous exhorte à ne plus corrompre la nation que vous gouvernez. Voici les propres mots fidellement traduits:
'Quelle pitié si l'étendue de vos connaissances, vos talens et vos vertus ne vous servaient qu'à pervertir ces dons du ciel pour faire la misère et la désolation du genre humain. Vous n'avez rien à désirer, sire, dans ce monde, que l'auguste titre d'un héros chrétien'.
Je me flatte que ce fanatique imprimera bientôt une lettre de moi au grand Turc Moustapha dans laquelle j'exhorterai sa hautesse à être un héros mahometan. Mais comme Moustapha n'a veine qui tende à le faire un héros et que ma véritable héroïne l'impératrice de Russie y a mis bon ordre, je ne crois pas que j'entreprenne cette conversion turque. Je m'en tiens aux princes et aux princesses du Nord qui me paraissent plus éclairés que tout le sérail de Constantinople.
Je ne réponds autre chose à l'auteur qui m'impute cette belle lettre à votre Majesté, que ces quatre lignes-ci: J'ai vu dans le Whitehall Evening-Post, du 7 octobre 1769, Numéro 3668 une prétendue lettre de moi à sa Majesté le Roi de Prusse. Cette lettre est bien sotte, cependant je ne l'ai point écrite. Fait à Ferney le 29 octobre 1769. Voltaire.
Il y a partout, sire, de ces esprits également absurdes et méchans qui croient ou qui font semblant de croire qu'on n'a point de religion quand on n'est pas de leur secte. Ces superstitieux coquins ressemblent à la Philaminte des Femmes savantes de Moliere; ils disent:
J'ai dit quelque part que la Motte le Vayer, précepteur du frère de Louis XIV, répondit un jour à un de ces maroufles: Mon ami, j'ai tant de religion, que je ne suis pas de ta religion.
Ils ignorent ces pauvres gens, que le vrai culte, la vraie piété, la vraie sagesse est d'adorer Dieu comme le père commun de tous les hommes sans distinction, et d'être bienfaisant.
Ils ignorent que la religion ne consiste ni dans les rêveries des bons Quakers, ni dans celles des bons anabatistes ou des piétistes, ni dans l'impanation et invination, ni dans un pèlerinage à Nôtre-Dame de Lorette, à Notre-Dame des neiges, à notre Dame des sept douleurs, mais dans la connaissance de l'Etre suprême qui remplit toute la nature et dans la vertu.
Je ne vois pas que ce soit une piété bien éclairée qui ait refusé aux Dissidens de Pologne les droits que leur donne leur naissance et qui ait appellé les Janissaires de Notre saint père le Turc au secours des bons catholiques romains de la Sarmatie. Ce n'est point probablement le st. Esprit qui a dirigé cette affaire; à moins que ce ne soit un st. Esprit du R. P. père Malagrida, ou du R. P. Guignard, ou du R. P. Jacques Clément.
Je n'entre point dans la politique qui a toujours appuyé la cause de Dieu depuis le grand Constantin, assassin de toute sa famille, jusqu'au meurtre de Charles premier qu'on fit assassiner par le bourreau, l'évangile à la main. La politique n'est pas mon affaire, je me suis toujours borné à faire mes petits efforts pour rendre les hommes moins sots et plus honnêtes.
C'est dans cette idée que sans consulter les intérêts de quelques souverains (intérêts à moi très inconnus), je me borne à souhaiter très passionnément que les barbares Turcs soient chassés incessamment du pays de Xenophon, de Socrate, de Platon, de Sophocle et d'Euripide. Si on le voulait, cela serait bientôt fait; mais on a entrepris autrefois sept croisades de la superstition, et on n'entreprendra jamais une croisade d'honneur. On en laissera tout le fardeau à Catherine seconde.
Au reste, sire, je suis dans mon lit depuis un an; j'aurais voulu que mon lit fût à Cleves. J'apprens que votre Majesté qui n'est pas faite pour être au lit se porte mieux que jamais, que vous êtes engraissé, que vous avez des couleurs brillantes. Que le grand Etre qui remplit l'univers vous conserve! Soyez à jamais le protecteur des gens qui pensent et le fléau des ridicules.
Agréez le profond respect de votre ancien serviteur, qui n'a jamais changé d'idées, quoiqu'on die.