A La Haye, 17 octobre [1740]
Dieu soit loué que votre majesté prenne la généreuse résolution de se donner du bon temps! C'est le seul conseil que j'aie osé donner; mais je défie tous les politiques d'en proposer un meilleur. Songez à ce mal fixe de côté; ce sont de ces maux que le travail du cabinet augmente et que le plaisir guérit. Sire, qui rend heureux les autres mérite de l'être, et avec un mal de côté on ne l'est point.
Voici enfin, sire, des exemplaires de la nouvelle édition de l'Anti-Machiavel. Je crois avoir pris le seul parti qui restait à prendre, et avoir obéi à vos ordres sacrés. Je persiste toujours à penser qu'il a fallu adoucir quelques traits qui auraient scandalisé les faibles, et révolté certains politiques. Un tel livre, encore une fois, n'a pas besoin de tels ornements. L'ambassadeur Camas serait hors des gonds s'il voyait à Paris de ces maximes chatouilleuses, et qu'il pratique pourtant un peu trop. Tout vous admirera jusqu'aux dévots. Je ne les ai pas trop dans mon parti, mais je suis plus sage pour vous que pour moi. Il faut que mon cher et respectable monarque, que le plus aimable des rois plaise à tout le monde. Il n'y a plus moyen de vous cacher, sire, après l'ode de Gresset; voilà la mine éventée, il faut paraître hardiment sur la brèche. Il n'y a que des Ostrogoths et des Vandales qui puissent jamais trouver à redire qu'un jeune prince ait, à l'âge de vingt-cinq ou vingt-six ans, occupé son loisir à rendre les hommes meilleurs, et à les instruire en s'instruisant lui même. Vous vous êtes taillé des ailes à Reinsberg pour voler à l'immortalité. Vous irez, sire, par toutes les routes, mais celle-ci ne sera pas la moins glorieuse:
[. . .]il étoit connu de feu sa majesté. Il veut absolument venir servir dans vos armées. Il compte partir peutêtre demain. Il m'a demandé une lettre pour votre majesté. J'ay eu beau lui dire que je ne prenois pas de telles libertez, il m'a repliqué qu'il falloit que j'écrivisse. Cet homme est si résolu, que je ne le suis guère avec luy; je crois qu'il me battroit si je ne lui donnois pas la lettre; je préviens donc votre majesté que j'auray cette effronterie, moitié par peur, moitié par envie de servir votre majesté.
Il vient tous les jours icy de jeunes officiers français. On leur demande ce qu'ils viennent faire, ils disent qu'ils vont chercher de l'employ en Prusse. Il y en a quatre actuellement de ma connaissance. L'un est le fils du gouverneur de Bergue st Vinox, l'autre le garçon major du régiment de Luxembourg, l'autre le fils d'un président, l'autre le bâtard d'un évêque. Celuy cy s'est enfui avec une fille, cet autre s'est enfuy tout seul, celuy là a épousé la fille de son tailleur, un cinquième veut être comédien en attendant qu'on luy donne un régiment. C'est une chose plaisante que la jeunesse française. Ce sont les marionettes de l'Europe.
J'aprends une nouvelle qui me charme. Votre majesté fait revenir de pauvres anabatistes, qu'on avoit chassez je ne sçai trop pourquoy.