1753-03-11, de Voltaire [François Marie Arouet] à Frederick II, king of Prussia.

Sire,

Dans l'état déplorable où je suis, il ne me reste qu'à obtenir de Vôtre Majesté la triste grâce de partir, et d'aller chercher aux bains de Plombieres une guérison dont je me flatte peu, ou la mort qui mettra fin à mon étrange et douloureuse situation.
Ma famille que j'avais abandonnée, ainsi que tout le reste, pour vous consacrer une vie devenuë si malheureuse, va m'attendre à Plombières; et elle espère que Vôtre majesté daignera acorder à elle et à moi la consolation que nous vous demandons.

Si par un bonheur inespéré je pouvais recouvrer un peu de santé, et si par un bonheur plus grand Votre majesté voulait jamais m'avoir avant ma mort pour témoin de ses nouveaux progrès dans des Arts qui ont fait jusqu'ici ses nobles amusements, je me trainerais encor auprès d'Elle.

Si Vôtre Majesté veut permettre que je me jette à ses pieds à Potsdam avant mon départ, et que je lui renouvelle les sentiments d'un cœur qui sera toujours à Elle, ce sera le dernier moment agréable que j'aurai eû en ma vie.

A l'égard de la Clef et de la Croix dont Votre Majesté m'a honoré, vous savez, sire, que je ne suis qu'un homme de Lettres. Ces décorations étrangères à mon état ne me sont chères que par la main qui me les a données. Je les conserverai avec la plus tendre reconnaissance si vous me les conservez, et je vous les rendrai avec la résignation la plus soumise si vous les reprenez.

Pour les dix mois de la pension de trois-mille écus, que vous aviez, sire, la générosité de me faire, il n'est pas juste que je les touche, vous aïant été inutile depuis longtemps. La moindre marque de vos bontés à mon départ me tiendrait lieu des plus grandes récompenses; mais soïez sûr que rien ne me tiendra jamais Lieu de vous. J'ai perdu ma Patrie, ma santé, mes emplois, une partie de ma fortune. J'ai tout sacrifié pour vous. Mais j'ai été comblé près de trois ans de vos bienfaits. Je vous ai vû, je vous ai entendu. Je porterai jusqu'au tombeau le tendre souvenir de toutes vos bontés passées, mon respectueux attachement, mon admiration, et ma profonde douleur.

V.