à M. ce 9 juillet [1753]
Il y avait trois ou quatre ans que je n'avais pleuré, et je comptais que mes vieilles prunelles ne connaitraient plus cette faiblesse, jusqu'à ce qu'elles se fermassent pour jamais.
Hier, le secrétaire du Comte de Stadian me trouva fondant en larmes. Je pleurais vôtre départ et vôtre séjour. L'atrocité de ce que vous avez soufert, perdait de son horreur quand vous étiez avec moi. Votre patience et votre courage m'en donnaient; mais après vôtre départ, je n'ai plus été soutenu.
Je crois que c'est un rêve, je crois que tout cela s'est passé du tems de Denis de Siracuse. Je me demande, s'il est bien vrai qu'une Dame de Paris, voyageant avec un passeport du Roi son maître, ait été trainée dans les rues de Francfort par des soldats, conduite en prison sans aucune forme de procès, sans femme de chambre, sans domestiques, aïant à sa porte quatre soldats la bayonnette au bout du fusil, et contrainte de soufrir qu'un commis de ce Freytag, un scélérat de la plus vile espèce, passe seul la nuit dans sa chambre. Quand on arrêta la Brinviliers, le boureau ne fut jamais seul enfermé avec elle. Il n'y a point d'exemple d'une indécence si barbare; et quel était vôtre crime? D'avoir couru deux cent lieuës pour venir conduire aux Eaux de Plombières un oncle mourant, que vous regardez comme votre père. Il est triste sans doute pour le Roi de Prusse, qu'il n'ait pas encor réparé une telle indignité, commise en son nom par un homme qui se dit son Ministre.
Passe encor pour moi: il m'avait fait arrêter pour ravoir son livre de poésies, dont il m'avait gratifié. Il me l'avait laissé comme le gage de ses bontés, et comme la récompense de mes soins; il a voulu reprendre ce bienfait; il n'avait qu'à dire un mot. Ce n'était pas la peine de faire emprisonner un vieillard, qui va prendre les Eaux. Il aurait pû se souvenir, que depuis plus de quinze ans il m'avait prévenu par ses bontés séduisantes, qu'il m'avait dans ma vieillesse tiré de ma patrie, que j'avais travaillé avec lui deux ans de suite à perfectionner ses talents, que je l'ai bien servi, et ne lui ai manqué en rien, qu'enfin il est bien audessous de son rang et de sa gloire de prendre parti dans une querelle académique, et de finir pour toute récompense, en me faisant redemander ses poësies par des soldats. J'espère qu'il connaîtra tôt ou tard, qu'il a été trop loin, que mon ennemi l'a trompé, et que ni l'auteur ni le Roi ne devaient pas jetter tant d'amertume sur la fin de ma vie. Il a pris conseil de sa colère, il le prendra de sa raison et de sa bonté, mais que fera-t-il pour réparer l'outrage abominable qu'on vous a fait en son nom? Mylord Marechal sera sans doute chargé de vous faire oublier, s'il est possible, les horreurs où un Freytag vous a plongée.
On vient de renvoïer ici des lettres pour vous; l'une de vôtre sœur, et l'autre de l'Abbé du Renel. Celle de Madame de Fontaine n'est pas consolante. On prétend toujours que j'ai été prussien. Si on entend par là que j'ai répondu par de l'attachement et de l'entousiasme, aux avances singulières que le Roi de Prusse m'a faites quinze ans de suite, on a grande raison; mais si on entend que j'ai été son sujet, et que j'ai cessé un moment d'être français, on se trompe. Le Roi de Prusse ne l'a jamais prétendu; et ne me l'a jamais proposé. Il ne m'a donné sa Clef de Chambellan, que comme une marque de bonté, que lui même appelle frivole dans les vers qu'il fit pour moi, en me donnant cette Clef et cette Croix que j'ai remises à ses pieds. Cela n'exigeait ni serment, ni fonction, ni naturalisation. On n'est point sujet d'un Roi pour porter son Ordre. Monsieur des Covilles, qui est en Normandie, a encore la Clef de Chambellan du Roi de Prusse, qu'il porte avec la Croix de St Louis.
Il y aurait de bien l'injustice à ne me pas regarder comme français, pendant que j'ai toujours conservé ma maison à Paris, et que j'ai païé la capitation. Peut on prétendre sérieusement que l'auteur du Siècle de Loüis XIV n'est pas français? Oserait on dire cela devant les statues de Henri IV et de Loüis XIV? j'ajouterai de Loüis XV, puisque je suis le seul académicien qui fit son panégirique, quand il nous donna la paix, et lui même a ce panégirique traduit en six langues. Il se peut faire que sa Majesté Prussienne trompée par mon ennemi, et par un mouvement de colère, ait irrité le Roi mon maître contre moi. Mais tout cédera à sa justice et à sa grandeur d'âme: il sera le premier à demander au Roi mon maître qu'on me laisse finir mes jours dans ma patrie. Il se souviendra qu'il a été mon disciple, et que je n'emporte rien d'auprès de lui, que l'honneur de l'avoir mis en état d'écrire mieux que moi. Il se contentera de cette supériorité, et ne voudra pas se servir de celle que lui donne sa place, pour accabler un étranger qui l'a enseigné quelquefois, et qui l'a chéri, et respecté toujours. Je ne saurais lui imputer les lettres qui courent contre moi sous son nom. Il est trop grand et trop élevé pour outrager un particulier dans ses lettres. Il sait trop comment un roi doit écrire, et il connaît le prix des bienséances: il est né surtout pour faire connaître celui de la bonté, et de la clémence: c'était le caractère de notre grand et bon Roi Henri IV: il était prompt et colère, mais il revenait. L'humeur n'avait chez lui que des moments, et l'humanité l'inspira toute sa vie.
Voylà ma chère enfant ce qu'un oncle ou plutôt un père malade dicte pour sa fille. Je serai un peu consolé si vous arrivez en bonne santé. Mes compliments à votre sœur et à votre frère. Adieu, puissai-je mourir entre vos bras ignoré des hommes et surtout des rois.
V.
Il vient encor des lettres de mr de Ximenes, de Cidevile, de votre frère, de mr de la Font de st Yonne, une qui est à ce que je crois de M. Richelet. Elles disent touttes la même chose, elles ne parlent que de l'indignation publique que votre horrible avanture a excitée, et du cri général élevé de tous côtez en votre faveur.
On sait à Francfort comment Maupertui dirigea en passant ses batteries. Elles ont porté plus loin encor qu'il ne croyait, mais l'horreur qu'il doit inspirer doit tout faire retomber sur luy.
Envoyez moy je vous prie la malle par mr Gayot qui me la fera tenir où je serai. Adieu, je ne penseray qu'à vous seule dans ma retraitte.