1751-06-25, de Voltaire [François Marie Arouet] à Michel Lambert.

Vous me surprenez baucoup mon cher Lambert en m'aprenant que l'énorme fatras de mes réveries réussit un peu.
Il faut que vous luy ayez porté bonheur. J'ay reçu vos deux exemplaires. Il faut bien que je sois content, si vous l'étes. Je doute fort que le succez se soutienne et que vous retiriez vos frais. Si vous m'aviez consulté vous auriez donné moins de volumes, vous n'auriez pas imprimé une épitre à M. le prince Eugene qui n'est pas de moy, vous n'auriez pas été ramasser dans des mercures je ne sçais quels conseils à un journaliste qui ne sont bons que dans des mercures. Que deviendra votre édition quand le siècle de Louis 14 paraitra? Vous sentez bien que les premiers chapitres qui se trouvent dans vos onze volumes, et les anecdotes sur Louis 14 se retrouvent et sont refondus dans l'histoire du siècle. Ce sera un double employ. Je n'ose certainement pas me flatter que vous ayez épuisé votre édition quand vous donnerez le siècle de Louis 14. Mais si vous étiez assez heureux alors pour vous en étre défait, vous sentez bien qu'il en faudroit retrancher des chapitres, vous feriez usage de baucoup de corrections que je vous ay envoyées, et dont vous n'avez tenu compte. En un mot vous feriez une édition plus aisée à débiter. Tout ce que je vous dis icy est uniquement pour votre intérest. Je pourais aussi consulter mon amour propre mais je n'en ay plus depuis que j'ay vu tant de choses médiocres ramassées et présentées au public sous mon nom. Je ne dois plus connaitre que le repentir d'avoir trop écrit.

Le siècle de Louis 14 est heureusement d'une autre nature. Ce n'est point là dieu mercy un ouvrage de bel esprit. C'est un livre qui peut être très utile, et qui le serait sans doute s'il était d'une autre main. Il n'est pas question de la réputation de l'auteur dans de pareilles entreprises. L'auteur disparait absolument pour ne laisser voir qu'un siècle illustre dans tous les genres, qui doit rendre la France respectable à toutes les nations étrangères.

Je doute cependant que vous pussiez obtenir d'abord un privilège: car on n'en a pas donné pour l'histoire de Reboulet quoy qu'elle soit écritte sagement. Le temps de Louis 14 est trop près de nos jours pour qu'on veuille sceller du sceau du roy régnant tout ce que la vérité oblige de dire de son prédécesseur. Je crois que touttes les véritez sont glorieuses pour Louis 14 mais peutêtre y en a t'il de délicates, qu'on permettra, plutôt qu'on ne les autorisera.

D'ailleurs le roy de Prusse qui a lu presque tout l'ouvrage parait souhaiter qu'il s'en fasse d'abord une édition dans ses états. En cas que je prisse ce party, je vous enverrais l'édition; j'ay d'ailleurs à vous avertir que la première édition d'un tel ouvrage n'est d'ordinaire qu'une ébauche. On reçoit mille instructions dont on profite dans la seconde, on receuille de nouvelles anecdotes, on se corrige, et il y a grande apparence qu'un sujet aussi intéressant pour la nation produira des critiques et des découvertes dont je profiteray. En ce cas la première édition de Berlin ayant été bien reçue des magistrats qui n'y trouvèrent certainement rien qui ne respire l'amour de la patrie, et ces véritez délicates dont je vous ay parlé ayant ayant paru sans révolter le public, vous pouriez fort bien avoir un privilège. Vous aurez au moins une permission, et L'ouvrage est trop considérable pour que vous ayez sitost des contrefaçons à craindre.

Au reste jugez du progrès que nos belles lettres françaises ont fait en Europe, puis qu'à plus de trois cent lieues de Paris on veut que les ouvrages des Français soient imprimez par des mains allemandes. C'est à ce siècle de Louis 14 que nous devons l'honneur qu'on nous fait aujourduy. Vous voyez que j'ay eu raison de le célébrer. Adieu, mes compliments à Mr et me le Mercier, et à vos amis. Je vous embrasse de tout mon cœur. Si mes ouvrages pouvaient vous être utiles, et ne me point faire de honte je me croirais bien récompensé.

Le roy a été très content de votre édition. Il n'y a que moy qui suis fort mécontent de moy même. Si le siècle de Louis 14 peut obtenir grâce devant le public éclairé et surtout devant le gouvernement, à la bonne heure. Je voudrais avoir autant de talent que j'ay d'envie de vous faire plaisir.

V.

Il n'est pas encor sûr que je fasse imprimer le siècle de Louis 14 à Berlin: je pourais bien vous envoyer le manuscript, mais il le faudrait transcrire. Pourquoy ne m'avez vous pas envoyé le Neuton de made Duchastelet?