1752-10-07, de Voltaire [François Marie Arouet] à Henri Lambert d'Herbigny, marquis de Thibouville.

Mon cher Marquis, je souffre beaucoup aujourdui et ma main me refuse encor le service.
La tête ne laisse pas de travailler toujours, et mon cœur est plein pour vous de l'amitié la plus tendre. Vous savez que je n'ai point donné de Siècles de Louis XIV. L'édition de Berlin sur laquelle malheureusement on en a fait tant d'autres, était trop incomplette et trop fautive. J'en ai envoié seulement à Madame Denis quelques éxemplaires corrigés à la main, pour être examinés par les fureteurs d'anecdotes et pour servir à une nouvelle édition. Si j'étais à Paris vous sentez bien que vous seriez le premier à qui je porterais mon tribut. Il sera bien difficile que je jouisse avant le commencement du printems prochain du bonheur de revoir madame Denis et mes amis. Je suis actuellement si malingre que si j'arrivais à Paris dans cet état on me demanderait mon Billet de confession aux barrières, et comme les sousfermiers ont traité de cette affaire je courrais risque de me brouiller à la fois avec le clergé et la Finance.

Je serai un peu consolé si je ne suis pas brouillé avec le parterre, si Grandval veut devenir Catilina à Fontainebleau et à Paris, et si on peut faire de le Quien un César. Je demande sur tout qu'on ne change rien à la pièce que j'ai envoiée à madame Denis. Qu'on la joue telle que je l'ai envoiée, et qu'on la joue bien. Il est fort triste de n'en être pas le témoin; mais c'est un malheur qui disparait devant celui d'être si loin des personnes auxquelles on est attaché. Je n'ai pû faire autrement: vous autres Parisiens, vous êtes des Athéniens avec qui un peu d'ostracisme volontaire est quelque fois très convenable; et d'ailleurs qu'importe qu'un moribond végète dans un lieu ou dans un autre? Cela est très indifférent au Public et à ceux qui le gouvernent. Il n'y a que mon amitié qui en souffre. Mes amis qui connaissent mon cœur, doivent me plaindre et non pas me gronder.

Je vous embrasse de tout mon cœur.

V.