1743-08-17, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jean Jacques Amelot de Chaillou.

Monseigneur,

Heureusement le courier n'est pas encor party.
Je profite de ce temps pour avoir l'honneur de vous informer qu'il vient d'arriver un courier du roy de Prusse à son ministre, avec une dépêche portant en substance, qu'il regarde comme une violation du droit des souverains, et comme une marque de mépris pour sa personne, ce passage des trouppes hollandaises par son territoire, sans luy en avoir demandé à luy expressément, la permission.

Il ordonne à son ministre le jeune comte de Podevils de prendre cette affaire avec la plus grande hauteur et d'exiger une satisfaction convenable.

De plus il ordonne à son ministre de partir pour Berlin, immédiatement après avoir demandé réparation de cet outrage.

Il luy ordonne en même temps, de ne partir qu'après avoir au préalable rappelé à la Haye le secrétaire de la légation qui est à Spa. On dépêche dans l'instant un courier de la Haye à Spa pour ce secrétaire. Au reste le voiage du roy de Prusse à Spa est entièrement rompu.

J'observe que Le roy de Prusse n'a été instruit du passage des trouppes de la république que par des dèpêches de la Haye du trente juillet dernier, ainsi il n'a ny balancé ny perdu un moment, pour agir, ou du moins pour paraître agir, en roy.

A l'égard de L'arrest des munitions de guerre que j'ay été assez heureux pour ménager, La personne qui s'étoit chargée de cette affaire, avoit le consentement du roy de Prusse pour mettre empéchement au passage dès les premiers jours de juillet; et cela, malgré la permission que les états doivent demander pour le passage de ces munitions.

Ces effects sont assez considérables, et j'auray l'honneur de vous en adresser le mémoire par le premier ordinaire quand je l'auray traduit de hollandais en français.

La mésintelligence qui va donc naitre de l'arrest de ces effets, n'est fondée que sur l'intérest; celle qui va éclore du passage des trouppes sera fondée sur le maintien de la dignité de la couronne. Je souhaiterois que ces deux motifs pussent contribüer à déterminer le roy de Prusse vers le grand but, où il faudra l'amener.

J'ay peur que son ministre à la Haye, qui aime passionément ce séjour, par plus d'une raison, ne ménage autant qu'il poura une réconciliation. Je n'attends donc pas une rupture ouverte. Mais je tâcheray de l'engager à ne faire sa déclaration à l'état, que peu de temps avant son départ, car plus il aura tardé à éclater, et plus tard la réconciliation se fera, et plus longtemps aussi les munitions de guerre seront arrêtées.

Au reste je partiray pour Berlin avec ce ministre, et je prends sur moy de vous répondre, qu'il fera L'impossible pour engager le roy son maitre à s'unir avec sa majesté, pour humilier l'Angleterre, et pour luy faire tomber des mains la ballance et le sceptre de l'Europe qu'elle se vante de tenir.

Je partiray au plus tard dès dimanche prochain en 8. Si vous avez quelques ordres ultérieurs à me donner daignez me les envoyer à Berlin.

Je suis avec le plus profond respect et le plus sincère attachement,

Monseigneur,

votre très humble et très obéissant serviteur

V.