à la Haye ce 21 juillet 1743
Monseigneur,
J'envoye un courier jusqu'à Lille.
On m'a donné assez d'argent pour faire de ces dépenses. Ce courier doit donner mon paquet à ma nièce, femme du commissaire des guerres de cette ville, et le paquet est sous le couvert de M. le comte de Maurepas afin de donner moins d'ombrage.
J'ay profité de mon séjour à la Haye pour faire des liaisons utiles. Les principales sont avec les ennemis de la France; les autres sont faittes pour les ministres publics.
J'en ay tiré, entre autres connaissances, un mémoire secret et détaillé de l'extraordinaire des guerres de cette année, et du contingent de chaque province, que j'ay cru devoir envoyer sur le champ au secrétaire d'état de la guerre.
Je suis lié assez intimement avec le fameux Mr Vanharen. Il m'a avoué de quels ressorts il s'étoit servi pour faire résoudre l'envoy de vingt mille hommes. J'auray l'honneur de vous en rendre compte quand je vous feray ma cour.
Je sçai que M. Vanhoy vous a dépeint Mr Vanharen comme un jeune homme qui a plus d'entousiasme que de raison, mais M. de Vanhoy ne l'a jamais vu. Je peux vous assurer (et j'en ay pour garants les ministres les plus expérimentés), que mr Vanharen est un homme d'un esprit très profond et d'un cœur inébranlable. Il aura vraisemblablement un crédit durable. Permettez moy de vous dire Monseigneur que je ne puis être de l'avis de M. de Fenelon qui pense que ce républicain audacieux est, dans le fonds, partisan du stathouderat. J'ay eu plus d'une occasion de voir ses vrais sentiments que la liberté et la chaleur de la conversation découvrent à la longue. Il me paroit entièrement opposé à la faction du prince d'Orange. Je souhaiterois qu'un homme de ce caractère pût être attaché à sa majesté, et je ne crois pas qu'il soit impossible d'y réussir.
Vous savez que Mr Fagel a dit que la république ne poseroit les armes que quand la Reine de Hongrie seroit dans une pleine et sûre jouissance de tous ses droits.
Mr Trevor, L'envoyé d'Angleterre, mr de Spork, envoyé titulaire de Hanovre, mr Main, envoyé de Hesse, mais surtout M. de Reishac, m'ont tenu les mêmes discours.
J'ay entendu dire à M. le comte de Nassau qu'on étoit dans le dessein de n'écouter d'autre accomodement que celuy qui pouroit faire un avantage à l'Espagne pour la diviser d'avec la France, et qui laisseroit aux alliez le pouvoir de pénétrer en Alzace et en Lorraine.
Je vous instruis fidèlement de ce que j'entends, sans être tenté d'y joindre des réflexions inutiles. On me parle familièrement, et si j'étois dans le camp du Roy d'Angleterre, j'ay lieu de croire qu'on ne se déguiseroit pas davantage, tant on me croit peu à portée, par mon caractère et par ma situation, de profiter de cette franchise.
Ce bonheur que j'ay de me trouver (je ne sçai comment) initié tout d'un coup aux mistères m'a fait découvrir hier que le Roy de Prusse fait emprunter quatre cent mille florins dans Amsterdam. Cette nouvelle est aussi vraye qu'étonnante. Il faut ou que ses trésors soient moins grands qu'on ne le dit, ou que ce monarque veuille emprunter à trois 1/2 pour cent, pour éteindre une dette qui porte cinq pr cent d'intérest, et gagner ainsi sur cet emprunt. Je ne vois guère une troisième raison, L'emprunt étant très secret.
Dans l'un et l'autre de ces deux cas, je vous demande monseigneur si vous ne jugez pas que ce prince accepteroit aizément des subsides en cas de besoin, et s'il ne pouroit pas tenir Lieu de ce qu'étoit autrefois la Suède à l'égard de la France. Je vois ce prince craindre la Russie, et l'Autriche, et n'aimer ny les Anglais ni les Hollandais. Je suppose qu'il s'unit étroittement avec sa majesté, et vous savez sans doute que c'est le comble des vœux de son ministre à la Haye qui peut tout sur le secrétaire d'état son oncle, et qui est fort aimé de s. m. p.; ny l'un ny l'autre ne le font agir, je le sçays, mais l'un et l'autre peuvent assurément le déterminer à ce que luy même aprouve et désire.
Je suppose donc que cette union pût se faire avec autant de secret que de bonne foy; je prends alors la liberté de vous demander si sa majesté feroit difficulté de donner des subsides au roy de Prusse et s'il ne seroit pas très aisé d'ôter aux alliez une partie des subsistances de l'année prochaine en les achetant vers le mois de janvier par avance pour le compte du roy de Prusse, soit pour Vezel, soit pour Magdebourg, sous cent prétextes plausibles. C'est une idée que je soumets à vos lumières avec toutte la défiance que je dois avoir des miennes. Mais plus j'y réfléchis, plus il me semble que Le roy de Prusse peut faire baucoup de mal aux alliez, et le pis qui en puisse arriver sera de se déclarer à la fin contre eux. Ce pis seroit bien votre mieux.
Vous êtes bien sûr monseigneur que je ne feray à ce prince aucune proposition pareille, mais je vous demande si vous me permettez de luy laisser entrevoir que la France pouroit luy donner des subsides. Je parleray d'une manière à ne commettre personne, et à ne pas laisser soupçonner que je sois seulement connu du ministère.
vous savez les marches de ce monarque; il ne sera à Aix la Chapelle que le treize d'aoust, et dans ses voiages il ne séjournera que deux jours à Berlin. Il m'a fait l'honneur de m'écrire trois fois depuis que je suis à la Haye pour me bien recommander de m'établir à sa cour et d'oublier pour jamais la France sur la quelle je vois par touttes ses lettres qu'on luy donne des idées bien funestes qu'il faudroit à tout moment rectifier.
J'attendray vos ordres monseigneur, et je ne précipiteray le moment de voir s. m. p. qu'en cas qu'elle m'écrive, venez me trouver à Berlin à mon retour de Silésie, et suivez moy à Aix la Chapelle.
Au reste si mes liaisons, et le bonheur que j'ay d'être reçu partout avec bonté et sans défiance peuvent être de la moindre utilité, il n'y a rien que je ne sois prêt de faire. Je pourois même parler avec fruit à mylord Stairs, qui a de l'amitié pour moy depuis vingt cinq ans, et qui m'est venu voir plusieurs fois à Bruxelles. Je vous suplie de croire qu'en tout cecy je suis très loin de chercher à me faire valoir, et que mon unique but est de pouvoir être utile avec obscurité et de vous marquer en secret mon zèle.
Je suis avec le dévouement le plus respectueux,
Monseigneur,
Votre très humble et très obéissant serviteur.
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Vous pouvez me donner vos ordres dans le paquet de M. de Fenelon. Je vous entendray à demy mot à moins que vous ne vouliez faire chifrer.