à Bruxelles ce 24 septembre 1742
Monseigneur,
Je regarde les lettres de votre Eminence, comme la faveur la plus flatteuse que puisse recevoir un citoyen, surtout dans un temps où la multiplicité de vos affaires semble devoir ne vous laisser aucun moment.
Votre Eminence se peint dans ses lettres, on ne peut les lire sans sentir redoubler son attachement. Il n'y a que des Anglais que de tels charmes ne puissent pas aprivoiser. Je puis vous assurer que le Roy de Prusse a été vivement touché de celles que vous lui avez écrittes, et qu'il m'a parlé avec une extrême sensibilité, de cette éloquence d'autant plus persuasive que la modération luy donne un nouvau poids et un nouvau prix. Son goust l'attache personnellement à vous. La manière dont ce monarque m'a fait l'honneur de me parler ne me permet pas d'en douter. Il ne croioit pas assurément que je dusse en rendre compte à votre Eminence.
Si je n'avois craint le sort que les lettres ont quelquefois sur les frontières, surtout dans un temps aussi orageux que celuy cy, j'aurois pris un peu plus de liberté, et je profiterois aujourduy de celle que votre Eminence me donne de luy parler des raisons secrettes qui ont précipité la paix du roy de Prusse. Mais supposé que ses allégations eussent quelque fondement (ce que je suis très éloigné de croire) et qu'il en fallût venir à quelques éclaircissemens, le roy de Prusse pouroit penser alors que j'ay trahi sa confiance; je perdrois sans fruit ses bonnes grâces, et les occasions de vous marquer mon zèle.
Me sera t'il permis monseigneur de vous représenter que si vous ordonnez à Mr de Valori de vous instruire de ces motifs secrets, il peut aisément vous satisfaire sans aucun risque, ayant un caractère qui le met à l'abri de tout reproche, et un chifre qui assure du secret?
Je soupçonne que ce que votre Eminence veut savoir est déjà connu de M. de Valory; mais s'il ne l'étoit pas, il peut aisément l'aprendre du baron Pelnits, chambellan du roy de Prusse. Je sçai que ce chambellan est au fait, qu'il fut présent à un entretien que le roy de Prusse eut sur ce sujet avec son ministre. Il sera très facile à Mr de Valori de faire parler mr Pélnits sur ce chapitre.
Oserai-je encor ajouter monseigneur, en soumétant mes faibles conjectures à vos lumières, qu'il me paroit que le Roy de Prusse allègue ces prétextes secrets dont il est question, pour cacher la raison véritable, qu'il se repend peutêtre d'avoir trop écoutée? Votre Eminence sait à quel point le party anglais avoit persuadé à ce prince que la France était incapable de soutenir la guerre en Boheme; et par tout ce qu'il m'a fait l'honneur de me dire il est aisé de juger que s'il vous eût cru plus puissants, il vous eût été plus fidèle. On l'assuroit alors que le party du Statouderat auroit le dessus en Hollande, et que les Anglais avec la nouvelle faction hollandaise pouvoient luy faire de grands avantages.
Voylà sa véritable raison. Je ne doute pas que les Anglais n'aient apuyé cette raison de quelque calomnie, pour l'engager à se détacher de la France avec moins de scrupule, et ces calomnies anglaises sont vraisemblablement les raisons secrettes dont il s'agit.
Je souhaiterois qu'on pût découvrir que les Anglais luy en ont imposé grossièrement, et que cette manœuvre inique de leur part, pût servir à vous attacher davantage un prince que son goust et son intérest véritable détermineront toujours de votre côté.
Pour moy monseigneur, quand je ne serois pas français je ne m'en sentirois pas moins de dévouement pr votre personne; il me semble que vous devez faire des Français de tous ceux qui vous entendent, ou à qui vous daignez écrire. J'ay été un peu anglais avec Neuton et avec Loke, je pourois bien tenir à leur Sistèmes, mais je suis infiniment partisan du vôtre. C'est celuy de la grandeur de la France, et de la tranquilité de l'Europe. Je me flatte qu'il sera mieux prouvé que tous ceux de philosophie.
Il n'y a personne monseigneur à qui votre gloire soit plus prétieuse qu'à moy. Je suis avec le plus profond respect et l'attachement le plus sincère
Monseigneur
de votre éminence
le très humble et très obéissant serviteur
Voltaire