1740-10-21, de Gabriel Jacques de Salignac, marquis de La Mothe-Fénelon à Cardinal André Hercule de Fleury.

Monseigneur,

Votre Eminence verra peut-être avec surprise que je l'interrompe pour l'entretenir de M. de Voltaire. J'ai cru cependant devoir me presser aux instances qu'il vient de m'en faire.
Il m'a lu en entier la lettre qu'il a l'honneur d'écrire à Votre Eminence, relative à Mme du Châtelet et dont il m'a lu aussi tout le commencement du récit qu'elle lui a fait de sa conversation avec vous, Monseigneur. Elle écrit comme une personne enchantée.

M. de Voltaire m'a demandé instamment d'appuyer de mon témoignage auprès de Votre Eminence les protestations qu'il lui fait dans sa lettre. Il a cru que je pourrais contribuer à leur attirer créance dans votre esprit, Monseigneur, si je voulais me rendre garant de sa sincérité et de son dégagement de toute vue intéressée en les faisant. Il m'a demandé de le représenter comme quelqu'un qui portera à Berlin un cœur véritablement français et passionné d'en donner des preuves sans aspirer à d'autre avantage que d'être compté par Votre Eminence au rang de ses admirateurs les plus attachés. Je l'ai loué de ces sentiments où il témoignait être et l'ai exhorté à les montrer par des effets. Cependant je n'ai pas cru devoir lui refuser l'office qu'il me demandait. Je le ferais, lui ai-je dit, et serais ravi qu'il donnât occasion de le faire davantage. En même temps, je ne lui ai pas dissimulé ce que j'avais remarqué de bien différent de ce cœur français dans le livre publié ici en dernier lieu, qu'il veut faire passer pour l'ouvrage du roi de Prusse étant prince royal, sans parler de ce qu'on y voit d'offensant pour la religion et les bonnes mœurs et qu'il prétend avoir corrigé dans une seconde édition qu'il commence à répandre.

Votre Eminence connaît éminemment ce que l'on peut tirer des hommes. Selon ce que M. de Voltaire me dit de son voyage à Berlin, je pourrais peut être recevoir la réponse de Votre Eminence avant qu'il soit parti: elle jugera s'il pourrait être de quelque utilité que j'eusse quelque chose d'Elle à lui pouvoir lire qui le flattât et lui servit d'encouragement pour ne faire qu'un bon usage de la créance dans l'esprit du roi de Prusse supposé qu'il la conserve autant qu'il le veut persuader.

Je suis avec tout l'attachement personnel que je dois à Votre Eminence, et un profond respect,

Monseigneur,

De Votre Eminence,

Le très humble et très obéissant serviteur.

Fenelon