à Bruxelles le 1er septembre 1742
Ce Mahomet, mon très aimable amy, m'a fait bien coupable envers vous; il m'a rendu paresseux. Me voylà enfin tranquil à Bruxelles, et je profite de ce petit moment de loisir pour m'entretenir avec vous. Je pars demain pour aller trouver à Aix la Chapelle Le roy qui a changé deux fois le sistème de L'Europe, et qui pourtant n'est pas puni de dieu, car il est aux eaux sans avoir besoin de les prendre, et les médecins sont au nombre des puissances dont il se moque. Si notre Mahomet mon cher amy eût été représenté devant luy il n'en eût pas été effarouché comme l'ont été nos prétendus dévots. Il ne veut pas faire jouer Zaire, parce qu'il y a trop de christianisme à ce qu'il dit dans la pièce. Vous jugez bien que le miracle de Polieucte n'est pas de son goust et que celuy de Mahomet luy plaît davantage.
Nos jansénistes de Paris, et surtout nos jansénistes convulsionaires ne pensent point ainsi; les bonnes gens ont cru que l'on attaquait st Medard et monsieur st Paris. Il y a eu même de vos graves confrères, conseillers au parlement de Paris, qui ont représenté à leurs chambres que cette pièce étoit toute propre à faire des Jacques Clement et des Ravaillacs. Ne trouvez vous pas que ce sont là de bonnes têtes? Ils croyent sans doute qu'Harpagon fait des avares, et enseigne à prêter sur gages.
Il y a une chose qui me fait de la peine mon cher amy, et je vous la diray, c'est que le gros de notre nation n'a point d'esprit. Le petit nombre d'illustres précepteurs que les français ont eü dans le siècle passé n'a pu encor rendre la raison universelle. Corneille, Racine, Moliere, la Bruyere, Bossuet, Fenelon etc. ont eu bau faire, le faux, le petit, le léger, sont le caractère dominant. Cependant il y a toujours le petit nombre des élus à la tête des quels je vous place. Ceux là conduisent à la longue le troupeau: dux regit examen, mais ce n'est qu'à la longue; et il faut des années avant que les gens d'esprit aient repétri les sots. Le Tartuffe essuia autrefois de plus violentes contradictions; il fut enfin vangé des hipocrites. J'espère l'être des fanatiques, car enfin Mahomet est Tartuffe le grand; nous en raisonerons à Paris, c'est là ma plus chère espérance, car vous y viendrez à ce Paris, et moy j'y serai dans deux ou trois mois.
Tout ce grifonage mon cher amy avoit été écrit il y a huit jours. J'ay été voir le roy de Prusse avant de finir ma lettre. J'ay courageusement résisté aux belles propositions qu'il m'a faittes. Il m'ofre une belle maison à Berlin et une jolie terre, mais je préfère mon second étage dans la maison de madame du Chastellet. Il m'assure de sa faveur et de la conservation de ma liberté, et je cours à Paris à mon esclavage, et à la persécution. Je me crois un petit athénien qui refuse les bontez du roy de Perse. Il y a pourtant une petite différence. On étoit libre à Athene, et je suis sûr qu'il y avoit baucoup de Cideviles. Sans cela comment auroit on pu aimer sa patrie? C'est baucoup qu'il y en ait un en France, et que je puisse me flatter d'avoir bientôt la consolation de l'embrasser.
Madame du Chastellet fait toujours icy sa malheureuse guerre de chicanne, et on craint à tout moment d'en voir une véritable et universelle. Quel acharnement! ne faudra t'il pas faire la paix après la guerre? Eh morbleu que ne fait on la paix tout d'un coup!
Adieu, madame du Chastellet vous fait mille compliments. Je vous regrette, je vous aime, je voudrois passer avec vous ma vie.
V.
à Bruxelles, 10 Septembre 1742