A Bruxelles ce 19 8bre 1741
Je suis aussi affligée qu'étonnée de ce que vous m'écrivés Monsieur.
J'avois concerté avec Mr. de Voltaire la lettre en question, et je Vous avoüe que je croÿois que vous en deviés être content, cependant come nul ne peut être juge en sa propre cause, et qu'assurément celle ci est mienne, j'ai voulu consulter Mr. le Comte de Lanoy, qui avoit des bontés infinies pour Mr. Rousseau, et qui de plus, comme son exécuteur testament[aire] s'intéresse à sa réputation. Je lui ai donc montré la lettre de Mr. de Voltaire, et il n'a pu deviner comment vous pouviés n'en être pas satisfait. Je crois qu'il doit vous en écrire aujourd'hui, et je ne doute pas [que] Vous ne croyés vos engagemens remplis, quand votre conduite aura pour témoin et pour aprobateur le protecteur le plus déclaré de feu Mr. Rousseau. J'espère que vous reconnoîtrez que vous poussez la délicatesse trop loin. Jamais tout le mal que vous pourez dire de Mr. de Voltaire pourra-t-il faire autant d'honneur à vôtre ami que la Lettre que l'on vous offre? elle est décente, honorable pour Mr Rousseau, et convenable à tous égards, mais un mot de plus ou de moins romproit cet équilibre, est modus in rebus, sunt certi denique finis quos ultra citra que nescit consistere rectum; je crois que nous sommes précisément dans le cas de cette règle d'Horace, & vous sentez bien Monsieur, que tout le désir que vous m'avez marqué de terminer cette affaire, et dont je vous ai eu tant d'obligation, deviendroit inutile, si vous en mettiez la fin à des Conditions que Mr. de Voltaire ne peut ni ne doit accepter. Si vous vous mettiez un moment à sa place, vous en conviendriez. J'ai trouvé l'expédient d'une lettre et la suppression de tout ce qui avoit raport à cette querelle très bon, très honête, trés décent. J'y ai porté Mr. de Voltaire, et malgré mon extrême amitié pour lui, je l'aurois condanné s'il s'y étoit refusé. Je n'ai trouvé aucun obstacle à vaincre, et la lettre m'a paru si bien remplir mes vuës et les Vôtres, que je n'ay pas trouvé un mot à y changer ni à y ajouter, quoiqu'il m'en ait laissé la maîtresse avant de vous l'envoïer; & je vous offre d'en faire juge qui vous voudrés. L'éloge du Caractère de Mr. Rousseau peut être fait par ses amis et par les gens qui ont vécu de suite avec Lui, mais ce n'est pas d'un homme qui n'a jamais vécu avec lui qu'on peut l'exposer, suposé même que cet homme n'eût jamais eu sujet de s'en plaindre. Ce seroit bien cela qui auroit l'air mendié, et contraint. La Lettre de Mr. de Voltaire a l'air naturel, parce qu'elle l'est. Il ne vous a rien mandé qu'il ne pense, et ses discours la confirmeront toujours. J'espère Monsieur que vous [vous] rendrés à toutes les raisons que je viens de vous exposer, et que vous n'exigerez rien de plus. Mr de Voltaire, qui a eü quelques accès de fièvre dont il n'est pas encore quitte, n'est pas en état de vous écrire sur cela une lettre aussi détaillée qu'il le voudroit, il s'en raporte à moi, et je vous jure que j'ai tant à cœur la fin de cette malheureuse affaire, que j'exigerois tout de Lui, s'il m'avoit laissé quelque chose à exiger. Mais je trouve que sa lettre contient tout ce que l'amour de son repos et de la paix eût pu me dicter de plus fort. Je vous demande donc en grâce Monsieur de Vous en contenter, les véritables intérêts de vôtre ami l'exigent autant que la justice, & je vous offre encore de prendre pour juge qui Vous voudrés. Mais non, je n'en veux point d'autre que vous même, je trouverai dans les sentimens que Vous avés bien voulu me marquer, et dans votre amour pour la paix tout ce que je pourrois attendre du juge le plus équitable. C'est donc à Vous même que je m'en remets. Je me flatte encore, que Vous ne changerés point la joie que m'a causé la fin d'une affaire que j'ai crû terminée, dans le chagrin de la voir recommencer. Je veux vous devoir le repos de ma vie, qu'assurément une affaire où je suis si personnellement intéressée troubleroit. C'est la plus sensible obligation que je puisse vous avoir, et je ne l'oublierai jamais. Si le mot de probité vous paraît susceptible de quelqu'interprétation maligne, j'ai déjà eu l'honneur de vous mander que Monsr. de Voltaire consentoit à le suprimer. Nous n'avons cependant eü d'autre pensée en emploïant ce mot, si non qu'on peut être sûr, puisque vous vous mêlez de cette Edition, que Vous ferés tout ce qu'on peut attendre du plus honêt homme, mais encore un coup nous consentons à le suprimer: enfin pour vous montrer à quel point je désire de n'avoir que des grâces à vous rendre dans cette affaire et combien Mr. de Voltaire désire de la finir je vous offre encore d'ajouter aprés ces mots, Votre amitié me fait regretter la peine, ceux ci, et ce que j'ai entendu dire ici à Monsieur le Comte de Lanoy et à vous, Monsr. des sentimens qu'il témoignoit me réconcilie avec sa Mémoire. Je crois qu'on ne peut pas sacrifier plus de choses à l'amour de la paix, et au désir de conserver vôtre amitié. J'espère Monsieur que moïenant cette dernière frase que le désir de Vous satisfaire a seul dictée, tout sera enfin fini.
Quant aux Lettres de mon Père, vous connoissez trop bien les loix de la société, pour ne pas suivre avec exactitude la première de toutes, qui est de ne jamais publier les lettres des particuliers sans leur consentement, ou sans celui des personnes qui les représentent. J'attens donc avec impatience celles de mon père, à cause de mon prochain départ pour Paris, mais je les attens sans inquiétude, étant bien sûre que vous ne ferez usage que de celles que mon frère à qui je comte les communiquer, et moi, consentirons, qui soïent rendües publiques. Je vous supplie donc de m'en envoyer les copies le plustôt qu'il vous sera possible afin que je puisse les recevoir avant mon départ. Je vous réitère Monsieur mes remerciemens et les assurances de tous les sentimens que la façon dont cette affaire s'est terminée m'a inspirés pour vous, et avec lesquels je serai toute ma vie Monsieur, vôtre très humble et très obéissante servante
Breteuil du Chatellet