1734-05-12, de Gabrielle Émilie Le Tonnelier de Breteuil, marquise Du Châtelet-Lomont à Jacques François Paul Aldonce de Sade.

Vous savez que mon amitié pour vous, monsieur, me fait compter sur la vôtre, comme sur ma plus grande consolation dans mes malheurs.
Je viens d'éprouver le plus affreux de tous. Mon ami Voltaire, pour qui vous connaissez mes sentiments, est vraisemblablement au château d'Ossone, auprès de Dijon. Il nous avait quittés, il y avait plusieurs jours, pour aller prendre les eaux de Plombieres, dont sa santé a besoin depuis longtemps, quand un homme de m. de la Briffe, intendant de Bourgogne, m'a apporté une lettre de cachet qui lui ordonne de se rendre audit Ossone jusqu'à nouvel ordre. On a mandé qu'il était à Plombieres; je ne doute pas qu'il ne reçoive incessamment les ordres du roi, & qu'il ne lui obéisse. Il n'y a pas d'autre parti à prendre, quand on ne peut les éviter. Je ne crois pas qu'il puisse être averti avant de les recevoir. Il m'est impossible de vous dépeindre ma douleur; je ne me sens pas assez de courage pour savoir mon meilleur ami avec une santé affreuse dans une prison, où il mourra sûrement de douleur, s'il ne meurt pas de maladie. Je ne pourrai ni recevoir de ses nouvelles, ni lui en donner des miennes sous la puissance d'un pareil ministre. C'est bien dans une circonstance aussi affligeante que votre présence serait nécessaire à ma consolation; je ne connais que vous avec qui je puisse pleurer le malheur de mon ami. Il me semble qu'il m'a encore plus attachée à lui. Je ne croyais pas que l'amitié pût causer une douleur si sensible. Vous qui la connaissez, représentez vous mon état. Hélas! dans quelles circonstances ai je reçu votre lettre! Vous enviez le bonheur que je goûte dans une société aussi pleine de charmes; vous avez bien raison, si cela avait duré. J'ai passé dix jours ici entre lui & madame de Richelieu; je ne crois pas en avoir jamais passé de plus agréables; je l'ai perdu dans le temps où je sentais le plus le bonheur de le posséder, & comment l'ai je perdu! S'il était en Angleterre, je serais moins à plaindre. J'aime assez mes amis pour eux mêmes. Sa société ferait le bonheur de ma vie; sa sûreté en ferait la tranquillité. Mais le savoir, avec la santé et l'imagination qu'il a, dans une prison, je vous le dis encore, je ne me connais pas assez de constance pour soutenir cette idée. Madame de Richelieu fait ma seule consolation. C'est une femme charmante; son cœur est capable d'amitié & de reconnaissance. Elle est, s'il est possible, plus affligée que moi; elle lui doit son mariage, le bonheur de sa vie. Nous nous affligeons & nous nous consolons ensemble. Mais que lui servent nos pleurs & nos regrets? Je ne vois nulle espérance. M. Chauvelin est inflexible, & je suis inconsolable; je ne réparerai jamais la perte d'un tel ami. La coquetterie, le dépit, tout nous console de la perte d'un amant; mais le temps qui guérit toutes les plaies, ne fera qu'envenimer la mienne. Il m'est impossible de vous parler d'autre chose…….. Je serai obligée de m'en retourner incessamment à Paris; je crains ce moment comme celui de ma mort. Il me séparera de madame de Richelieu qui n'y retournera pas si tôt, & me mettra à portée d'entendre à tous moments des propos qui me désespéreront; je vais devenir bien misanthrope. Je voudrais être à Caderousse avec vous, puisque je ne puis pas être à Ossone. On est bien malheureux de devoir tous ses malheurs à la sensibilité de son cœur, sans laquelle il n'y a point de plaisir. Je vous demande pardon de vous accabler de ma douleur; mais c'est le seul inconvénient de l'amitié & de la confiance. J'irai incessamment dans mon château. Les hommes me deviennent insupportables; ils sont si faux, si injustes, si pleins de préjugés, si tyranniques. Il fait mieux vivre seul ou avec des gens qui pensent comme vous. On passe sa vie avec des vipères envieuses, c'est bien la peine de vivre & d'être jeune. Je voudrais avoir cinquante ans & être dans une campagne avec mon malheureux ami, madame de Richelieu & vous. Hélas! on passe sa vie à faire le projet d'être heureux, & on ne l'exécute jamais. Adieu, monsieur. Je sens que ma douleur diminue à mesure que je vous écris; mais je ne veux point abuser de votre amitié.