1740-11-23, de Gabrielle Émilie Le Tonnelier de Breteuil, marquise Du Châtelet-Lomont à Louis François Armand Du Plessis, duc de Richelieu.

J'ai été cruellement payée de tout ce que j'ai fait à Fontainebleau.
J'ai ramené à bien l'affaire du monde la plus difficile, je procure à mr de Voltaire un retour honorable dans sa patrie, je lui rends la bienveillance du ministère, je lui rouvre le chemin des académies, enfin je lui rends en 3 semaines tout ce qu'il avait pris à tâche de perdre depuis six ans. Savez vous comme il récompense tant de zèle et tant d'attachement? En partant pour Berlin il m'en mande la nouvelle avec sècheresse sachant bien qu'il me percera le cœur, et il m'abandonne à une douleur qui n'a point d'exemple, dont les autres hommes n'ont pas d'idée et que votre cœur seul peut comprendre. Je me suis échauffé le sang à veiller, j'avais la poitrine en mauvais état, la fièvre m'a pris, et j'espère finir bientôt comme cette malheureuse madame de Richelieu, à cela près que je finirai plus vite, et que je n'aurai rien à regretter, puisque votre amitié était un bien dont je ne pouvais jamais jouir. Je retourne finir à Bruxelles, une vie où j'ai eu plus de bonheur que de malheur, et qui finit d'elle même dans le temps où je ne pouvais plus la supporter. Croirez vous que l'idée qui m'occupe le plus dans ces moments funestes c'est la douleur affreuse où sera m. de Voltaire quand l'enivrement où il est de la cour de Prusse sera diminué. Je ne puis soutenir l'idée que mon souvenir fera un jour son tourment, tous ceux qui m'ont aimée ne doivent jamais le lui reprocher. Au nom de la pitié et de l'amitié écrivez moi à Bruxelles tout simplement. Je recevrai encore votre lettre et s'il me reste encore de la vie j'y répondrai et vous manderai l'assiette de mon âme dans ces moments qui paraissent si terribles aux malheureux et que j'attends avec joie comme la fin d'un malheur que je n'avais ni mérité, ni prévu. Adieu, souvenez vous toujours de moi et soyez sûr que vous n'aurez jamais de meilleure amie.