1778-01-14, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jean François de La Harpe.

Mon très cher confrère, je suis fâché et honteux qu'on ait montré au Sallon de la comédie française, l'esquisse dont j'aurais pu faire un tableau si j'avais été à portée de vous consulter.

Mon dessein n'était point du tout que ce pauvre enfant de ma vieillesse eût à Paris cette célébrité. Théophraste à cent ans disait qu'il aprenait tous les jours; et moi je dis à quatre vingt quatre ans qu'on peut encor se corriger.

La pièce n'avait été faitte que pour les noces de vôtre ami, mais puisqu'il s'agit aujourd'hui du public, cecy devient une affaire sérieuse. Je ne veux point combattre l'hidre du parterre, sans être armé de pied en cap.

Deplus, j'aurais bien mauvaise grâce à vouloir passer avant vous. Rien ne serait plus injuste et plus maladroit. C'est à vous, s'il vous plait, à vous exposer aux bêtes le premier, parce que vous êtes un excellent gladiateur, mais j'ai peur que vous ne soiez dégoûté vous même de cette impertinente arêne, dans laquelle on est jugé par la plus éffrénée canaille, qui ne veut plus que des pièces qui lui ressemblent.

Il me semble que notre chère nation tourne furieusement depuis quelques années à l'oprobre et au ridicule en plus d'un genre. J'ai vu la fin du siècle d'Auguste, et je suis déjà dans le bas Empire. Vous qui êtes spes altera Romæ, faittes revivre le bon goût, combattez hardiment en vers et en prose. Menez les français tantôt en Sibérie, tantôt dans Babilone. Ils trouveront des fleurs partout où vous les conduirez.

Je vous parle très sérieusement. Je ne passerai point avant vous, quoique je sois vôtre ancien.

Mr De Villette est très sensible à tout ce que vous lui dites de flatteur dans vôtre Lettre. J'espère bien qu'il sera toujours fidèle à sa tendresse pour sa femme, et à son amitié pour vous. Vous méritez bien l'un et l'autre qu'on vous aime, et je vous assure que j'en fais bien mon devoir.

J'attends avec impatience la suite de vôtre réponse à cette Montagu la Shakesparienne. Je vous avoue que la barbarie de Du Belloi et consors m'est prèsque aussi insuportable que la barbarie de Shakespear. Dubelloi est cent fois plus inexcusable, puisqu'il avait des modèles, et que le Gille anglais n'en avait pas. Je ne parlerais pas si librement à d'autres qu'à vous, mais nous sommes tout deux de la même religion, et nous ne devons pas nous cacher nos mistères.

Adieu, mon cher confrère; je vous embrasse de tout mon cœur.

V.