1777-11-26, de Voltaire [François Marie Arouet] à Henri Lambert d'Herbigny, marquis de Thibouville.

Je dois autant de reconnaissance que d'estime au vrai Baron, plus connaisseur que Baron.
Nous sommes encor bien loin de livrer Irêne aux bêtes féroces du parterre de Paris. Mais j'ai eu le temps de remédier aux très-grands déffauts que vous aviez trouvés au second acte, quand on vient annoncer au prince Aléxis Comnène en présence d'Irêne qu'il est mandé par l'Empereur. C'est assurément un coup de théâtre qui méritait qu'Aléxis en parlât avec plus d'étendue. Je n'ai pas manqué d'envoier cette addition à l'ange exterminateur, redevenu l'ange sauveur.

Permettez moi de résister obstinément aux autres critiques qui sont trop contraires à l'esprit dans lequel j'ai fait Irène. J'avais tenté d'abord de rendre son mari tout à fait odieux, afin de la justifier. Je m'aperçus bien vîte qu'alors elle devenait ridicule de s'obstiner à être fidèle, et de se tuer très sottement pour ne pas manquer à la mémoire d'un méchant homme. J'ai vu évidemment qu'il faut avoir quelques reproches à se faire pour qu'on soit bien reçue à se tuer entre son père et son amant.

A l'égard de la catastrophe, il faut bien se donner de garde de l'allonger. Le parterre s'en va dès que l'héroïne est morte. Il ne faut que le spectacle attendrissant de l'amant et du père qui disent chacun deux mots aux genoux de la mourante; Omne super vacuum pleno de pectore manet.

L'ascendant d'un vieillard fanatique sur une enfant, c'est à dire sur une fille, et non pas sur un garçon, ne peut fournir aucune allusion. Vous savez bien qu'il n'y a dans vôtre païs aucun fanatique qui gouverne sa fille enfant.

Mon imagination décrépite est d'ailleurs aux ordres de vôtre critique judicieuse, et mon cœur est encor plus aux ordres de vôtre cœur. Vous vous êtes heureusement corrigé de l'habitude affreuse de m'écrire deux fois par an, quatre mots indéchiffrables qui ne signifiaient rien. Celà est bon pour la petite poste de Paris pour avertir un homme oisif qu'il est prié à souper chez une femme oisive, avec des gens qui n'ont rien à faire, ni à dire. Je n'ai pas un moment à moi dans la journée; je suis accablé de travaux incroiables, de maladies et d'années, et cependant je trouve encor des moments pour raisonner avec vous, pour vous dire que je vous aime tendrement, surtout quand vous secouez avec moi vôtre parese, et que je viendrai vous voir si je puis jamais suporter le voiage, et si je ne meurs point en chemin. Mais la destinée m'a toujours contredit. Nous formons des projets avec Made Denis, avec Mr et Made De Villette, nous arrangeons ces projets à midy et nous en découvrons toutes les impossibilités à deux heures. Cette Made Denis vous écrit à la fin. Vous voiez bien qu'on n'est pas incorrigible. Pour moi je tâche de me corriger moi et mes ouvrages, dans un âge où l'on prétend qu'on est incapable de tout. Je n'en crois rien. Si j'avais fait une faute à cent ans je voudrais la réparer à cent-un. Adieu; si j'avais tort de vous aimer je ne m'en corrigerais pa.

V.