1778-01-30, de Voltaire [François Marie Arouet] à Alexandre Marie François de Paule de Dompierre d'Hornoy.

Mon cher ami, les fermiers généraux sont donc aussi dangereux que les princes.
Je me trouve à la fois abandonné par Marchand de Varennes, par Le duc de Virtemberg, par L'électeur palatin, et par le duc be Bouillon. On dit qu'il y a des gens qui se trouvent entre deux selles le cul à térre, et moi je me trouve à terre entre quatre souverains; car je compte un fermier général pour un roi de France, mais je vois que Marchand n'est qu'un roi détroné. Je vais mourir au milieu de ces orages et au milieu de quatrevingt quatorze maisons que j'ai bâti à Ferney dans lesquelles je ne trouverai pas un tombeau. J'ai cru toucher ces jours passés au moment où je finissais ma longue, et ridicule carriére. Je venais d'y ajouter l'extravagance D'Irène afin de mourir comme j'ai vécu. Vous aviez assurément beaucoup plus de bon sens que moi en réfléchissant que cet autre fou d'Aléxis était trop coupable; vous aviez très grande raison, et vous l'avez encor quant vous me parlez du parterre d'aujourd'hui. Il ne faut pas se condamner soi même aux bêtes; il faut savoir mourir dans son lit; heureux surtout ceux qui ont vécu et qui meurent ignorés.

Au milieu de mes procez, de mes tribulations, de mes sottises et de mes agonies j'ai encor le surcroit de l'affaire de ce Noyelle d'Abbeville prétendu gentilhomme, marchand de charbon à Mons, et à L'Ile, prétendu capitaine de grenadiers à Abbeville; aiant friponné en Flandre tous ceux à qui il a eu à faire; s'étant venu réfugier à Genève et à Ferney; s'étant conduit à Ferney comme à L'Ile, et demandant à Mde Denis et à moi par un espèce de procez criminel vingt mille francs de réparation pour avoir éssaié de nous défaire d'un aussi honnête homme que lui. Si vous aprenez quelque nouvelle de ce Monsieur vous rendrez mon cher ami un très grand service à votre tante, et à vôtre pauvre vieil oncle. Je n'avais pas besoin de ce nouveau procez. Nous avons ici M. Devillette le nouveau marié, Mde sa femme et quelques étrangers. Je n'ai pas de quoi leur donner à diner grâce aux fermiers généraux, et aux princes, grâce surtout à La fortune qui m'avait conduit à Ferney et qui m'y avait fait vivre vingt quatre ans dans l'opulence et dans le repos, elle m'accable aujourd'hui. La fortune soit bénite. On dit que Bouret s'est tué quant il s'est vu dans le même état; je vous jure que je n'en ferairien, soit constance, soit poltronerie, soit philosophie. J'embrasse toute votre famille de mes faibles mains. Mon faible esprit n'en peut plus; et mon coeur est à vous plus que jamais.

Des émoroydes font mal; mais elles ne prouvent que plénitude de sang et d'embonpoint. Adieu, vivez gaiement et plus heureux que moi.

V.