Monsieur,
Une étrangère osera t'elle bien prendre la liberté d'écrire à une personne comme vous?
Mais le portrait que m'a fait mon frère Gallien de Selmorens, qui a eu le bonheur de vous connoitre, le portrait dis-je qu'il m'a fait de vos vertus, de vôtre âme généreuse et de votre humanité, m'enhardit et me fait espérer que vous ne daidaignerez pas de m'écouter. Ce cher frère avant que de partir pour la Russie où il est présentement auprès de deux jeunes seigneurs dont il est gouverneur, m'entretenoit souvent de vous, et regardait comme le plus grand bonheur qu'il eut et qu'il pût jamais avoir, celui de vous avoir connu. Il se seroit estimé le plus heureux de tous les hommes, s'il eût pû passer sa vie auprès de vous, tant il est vrai, que lorsqu'on a des sentimens qui nous élèvent audessus du commun, on se plait infiniment auprès des personnes, faites comme vous pour en donner. Malheureusement pour moi, je me trouve avoir les mêmes sentimens que ce cher frère, je dis malheureusement, Monsieur, par ce que dans le siècle ou nous sommes, L'on est très à plaindre Lorsqu'on a pour tout bien, une grande délicatesse dans la façon de penser. Voilà ma position. Mes richesses sont neuf enfans, Les bras liés pour rien entreprendre, dans ce pays surtout, qui cependant est excellent pour le commerce; mais il faut avoir des fonds, ils me manquent; j'ai apris par plusieurs voix, que vous vous faisiez un vrai plaisir d'être utile à L'humanité et que vous prêtiez volontiers une somme à fond perdu au sept pour cent. Si j'étois assez heureuse, Monsieur, pour obtenir de vous mille écus, soyez assuré comme de votre éxistence, que je vous en ferois passer aussi éxactement les intérêts, que pourroit le faire une personne qui auroit dix mille livres de rente, et si vous êtes susceptible comme mon cher frère me l'a certifié si souvent, de faire des heureux vous pourrez avoir cette satisfaction. Je ne demande pas une plus grosse somme, par ce que je veux faire honneur à mes engagemens. Autant je vous le répette, Monsieur, que si j'étois riche, si la façon de penser, ainsi que nos sentimens nous rendoient noble je le serois certainement. C'est en quoi je suis plus misérable. Je voudrois au prix de mon sang mettre mes chers enfans dans le cas de penser et d'agir comme moi, et je le ferai, si vous avez la bonté de m'accorder la somme que j'aie L'honneur de vous demander. J'écris en Russie, et je vais faire part à mon frère de la liberté que je prends. Il y a deux ans que ce cher frère a auprès de lui mon fils ainé, qui est déjà dans la première compagnie des gardes du corps de L'impératrice et mon frère le fait éduquer en conséquence. Si ce cher frère étoit en France, il pourroit prier quelqu'un pour faire avoir un emploi à mon mari; mais je ne suis pas assez heureuse pour avoir aucunes connoissances capables de me rendre ce service. Je n'espère qu'en vous, Monsieur, soyez très persuadé que ma reconnoissance égalera le bien fait, et qu'elle sera comme votre mémoire, c'est à dire éternelle. C'est dans les sentimens du respect le plus profond, et de la vénération La plus parfaite que j'aie L'honneur d'être
Monsieur
Votre très humble et très obéissante servente
Gallien Mallet
Voiron le 24 aoust 1777
Demeurant sous les ares à Voiron en Dauphiné