ce 20 juin 1777
Mon cher et illustre maître, mr de Vaines m'a communiqué une lettre que vous écriviez à mr de La Harpe sur Montesquieu et le chevalier de Chatellux.
Plusieurs de vos amis l'ont lue comme moi et tous pensent avec moi que vous ne devez pas la rendre publique.
1º Le nom de Montesquieu est l'objet de la vénération publique non seulement en France mais dans toute l'Europe. Si son ouvrage contient des fautes elles sont bien rachetées par la foule des vérités grandes et utiles dont il est rempli. Le livre de la félicité publique n'a eu aucun succès, on ne lui a pas même rendu justice à Paris. L'idée que le monde doit aller en se perfectionnant n'est pas de l'auteur, cette opinion est celle des économistes qui l'ont beaucoup mieux prouvée. On sera donc toujours blessé de voir comparer ces deux ouvrages. Montesquieu n'y perdra rien et on couvrira de ridicule l'auteur mis en parallèle avec lui. D'ailleurs on rapprochera ce que vous dites aujourd'hui de Montesquieu des éloges que vous lui avez donnés autrefois. Ses admirateurs blessés de la manière dont vous lui reprochez ses inexactitudes dans ses citations, iront rechercher dans vos ouvrages des inexactitudes semblables et il est impossible qu'ils n'en trouvent pas. On a bien trouvé des fautes d'exactitude dans les commentaires de César racontant ses propres campagnes.
2º On ne songe plus à ce que vous avez dit de la félicité publique ni à ce qu'on a répondu. L'auteur de la réponse est un jeune homme très honnête qui annonce des talents, qui vous admire plus que personne.
3º La feuille du jour est une bagatelle fort peu importante mais qui peut devenir utile et qu'il ne faut pas décourager.
4º Le chevalier de Chatellux a été très content de la lettre insérée dans la feuille du jour: et vous lui feriez de la peine en détruisant son illusion.
5º Les maréchaux de Chatellux ne font rien au mérite de son livre et comme les gens qui ne l'aiment pas l'accusent d'attacher trop de prix à sa naissance, son intérêt demande même que vous n'insistiez pas sur cet article.
6º Ce que vous dites du chancelier D'Aguesseau est exagéré. Comment pouvez vous louer ainsi un chancelier mort après 1750 et qui a laissé un manuscrit sur la divinité du Verbe, qui n'a pas voulu détruire le droit d'aubaine parce que c'était la loi la plus ancienne de la monarchie, qui en trente ans de ministère n'a fait que trois ou quatre ordonnances sur des objets peu importants et qui occasionnent plus de procès qu'elles n'en préviennent, qui après sa 1ère disgrâce s'est comporté avec la plus grande faiblesse, un homme fort inférieur à son siècle et dont tout le mérite est d'avoir eu une érudition prodigieuse?
7º Vous dites que Montesquieu ressemble à Montagne et le chevalier de Chatellux à Charron. Je doute que le chevalier fût content de ce parallèle, car Charron est oublié et Montaigne ne le sera jamais.
Ainsi la publication de votre lettre serait désagréable pour vous. Elle soulèverait les admirateurs de Montesquieu qui sont aussi vos admirateurs, et comme un journal se répand beaucoup plus vite que tout autre ouvrage le déchaînement serait très grand; elle serait désagréable pour l'auteur de la félicité publique, parce que si quelqu'un s'avisait d'attaquer son ouvrage il en serait fort tourmenté. Elle nuirait à la bonne cause parce que la canaille qui se déchaîne contre Montesquieu et contre vous triompherait de la division qui s'élèverait dans le camp des défenseurs de l'humanité.
Voilà, mon cher et illustre maître, ce que j'ai cru devoir vous écrire par amitié pour vous, plus que par tout autre motif. J'espère que vous me pardonnerez de ne pas être d'un avis auquel vous paraissez attaché. Mon amitié doit vous dire ce qui vous est avantageux et non ce qui peut vous plaire et si je vous aimais moins, je n'aurais pas le courage de vous contredire. Je sais les torts de Montesquieu avec vous et j'ai soin de les apprendre à ceux qui sont blessés du mal que vous en avez dit quelquefois; mais il est digne de vous de paraître les avoir oubliés.
Adieu, je vous embrasse et je vous aime comme je vous admire.