1777-03-03, de Voltaire [François Marie Arouet] à Louis François Armand Du Plessis, duc de Richelieu.

J'ai reçu, Monseigneur, vôtre Lettre du 19 février.
Je suis toujours étonné d'écrire en 1777. Vous rafraichissez mes faibles sens en me disant que mon neveu d'Hornoy ou Dompierre, ne s'est pas mal conduit. Je vous réponds qu'il n'est en aucune façon du parti des fanatiques. Il songe même à se tirer de cette cohue.

J'ai pris vingt fois la plume pour oser dire mon avis publiquement sur les injustices que vous éssuiez. J'ai été retenu par la crainte de vous compromettre sans vous servir. Je ne peux pas m'imaginer qu'à la fin vous ne triomphiez pas. Plus les affaires se prolongent, et plus elle donnent le tems au public de revenir à la raison. C'est toujours mon avis.

Vous m'étonnez bien par vos deux furies. Je voudrais bien les connaître. J'ai vu le tems où il n'y aurait pas eu deux femmes en France capables de se déclarer contre vous.

Je ne sçais plus où est Madame De St Julien, ni ce qu'elle fait, ni ce qu'elle pense, ni où elle demeure. Elle ne m'a écrit qu'une seule fois depuis qu'elle a quitté ma retraitte. Je la quitterai bientôt moi même pour aller mourir dans mon voisinage en Suisse.

Vous savez sans doute que Mr De La Borde, l'ancien valet de chambre du Roi, veut faire connaître cette Suisse à vos parisiens, par une description qu'il en fait accompagnée de mille estampes, pour lesquelles toute la famille roiale a souscrit. Il m'avait proposé de prendre une petite maison dans ma colonie pour être plus à portée de son ouvrage, mais il a changé d'avis. C'était une idée bien singulière pour un fermier général.

J'ose croire que la requête du jeune Lally pour faire revoir le procès de son père, ne servira pas peu à rendre la saine partie du parlement plus circonspecte que jamais dans ses décisions. Le jeune homme ne peut qu'être aprouvé du public, il a de l'esprit, de la valeur, de l'opiniâtreté; il veut venger le sang de son père, le public sera pour lui. Il m'engagea, il y a trois à quatre ans à dire ce que je pensais de la catastrophe du général Lally, dans un de mes fatras. Le raporteur de cette étrange procez m'écrivit que j'étais mal informé, et que toutes les procédures qu'il conserve font sa justification. On dit à présent qu'il fera imprimer toutes ces pièces, si la requête du jeune Tolendal Lally est admise.

Celà va faire une terrible diversion à vôtre affaire. On me mande que Mr Le premier président est allé parler au Roi pour prévenir cette revision. Je doute en éffet qu'elle soit obtenue. La famille De Thou demanda en vain une révision pareille.

Je crains de vous écrire trop indiscrètement; je m'arrête en vous renouvellant mon tendre et inviolable respect, et les regrets qui me dévorent d'être si loin de vous.