1777-02-15, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Joseph Panckoucke.

Oui, oui, je ferai tout ce qu'il vous plaira, car vous m'avez gagné le coeur, et je suis toujours amoureux de made Suart votre sœur (si je suis en vie s'entend, car je ne réponds de rien).
Tant qu'il me restera un peu de force et un peu d'huile, je suis à votre service.

Il me paraît que le journal de m. de la Harpe reprend beaucoup de faveur auprès des honnêtes gens et de ceux qui ont du goût. Ils dirigent à la longue le jugement des autres, et en tout genre la Phèdre de Racine anéantit la Phèdre de Pradon. Si votre débit n'est pas aussi considérable qu'il devrait l'être, n'imputez point ce désagrément passager au prétendu mécontentement du public fâché de voir m. de Laharpe succéder à son ennemi. Le public se soucie peu des querelles des gens de lettres; on se borne à s'en amuser et à en rire pour son argent. La véritable raison qui fait que vous vendez moins votre très bon journal, c'est que vous avez 40 ou 50 concurrents. S'il n'y avait qu'un pâtissier dans Paris, il ferait une fortune immense: quand il y en a mille les profits se partagent.

Je n'ai point reçu le Tristram Shandi en français, ni le livre de l'homme dont vous me parlez. On est en état de travailler aux extraits dont m. de Laharpe ne voudra pas se charger. Tout ce qu'on demande c'est d'être entièrement ignoré et que m. de la Harpe soit content de ce travail qui n'est entrepris que pour le soulager parce qu'on sait bien qu'il a d'autres occupations. On le prie de vouloir bien se donner la peine de corriger tout ce qui ne paraîtra pas convenable. Deux traits de plume peuvent adoucir l'article où l'on donne la préférence à la félicité publique sur l'esprit des lois, quoiqu'on soit persuadé que le fameux ouvrage de Montesquieu n'est que de l' esprit sur les lois, comme l'a très bien dit made du Deffant.