1777-01-25, de Voltaire [François Marie Arouet] à Amélie Suard.

Non vraiment, Madame, je ne dis pas à tout le monde que je suis amoureux de vous.
Je ne le dis qu'à Monsieur Vôtre mari, et à Monsieur vôtre frère. Je sais qu'il faut être discret. Il est vrai que pour un amant je ne parais pas assez empressé. Vous me pardonnerez s'il vous plait de vous écrire un peu tard. J'ai été ces jours cy sur le point de mourir de vieillesse, moi qui ne voulait mourir que d'amour. Je vous conseille de donner la préférence à Mr Le Marquis de Condorcet. Pour moi, je vous avouerai en confidence que je la lui donne sur prèsque tous les hommes de son siècle. J'admire la hauteur de son âme et la simplicité de ses mœurs; la finesse et la force de son esprit; son éloquence singulière, et la profondeur de ses connaissances. Je lis actuellement un ouvrage de lui qui m'inspire de la vénération. Si j'avais seulement quatre vingt ans je vous prierais de me réserver l'apartement qu'il occupait dans vôtre maison. Je viendrais certainement passer quelques jours entre Monsieur Suart et lui.

Franchement, il est dur de mourir sans s'être consolé avec Mr D'Alembert et vos autres amis, du malheur d'avoir vécu dans ce malheureux siècle. Mr D'Alembert m'avait fait espérer que je le verrais en été, et vous me remettez à l'automne. Sçavez vous bien que l'automne ne commence que le 22e septembre à six heures du soir? et que le calcul des probabilités ne me permet guères de donner des rendez-vous si loin?

Je suis aussi flatté que peu digne de la confiance que Monsieur vôtre frère veut bien avoir en moi. Il avait écrit à Made Denis, qu'il pourait bien m'envoier quelque chose qui pourait bien rallumer la goute d'huile qui reste dans ma lampe. Je suis prêt à faire tout ce qu'il voudra. Je lui suis attaché bien véritablement. Tout ce qui vous entoure m'est bien cher, Madame. Conservez moi des bontés qui me consolent de plus d'un chagrin.

Made Denis vous fait les plus tendres compliments.

v. t. h. o: sr

V.