1776-12-18, de Voltaire [François Marie Arouet] à Henri Lambert d'Herbigny, marquis de Thibouville.

Mon cher Marquis, tout ce que vous m'avez écrit de Mlle St Val m'a tourné la tête, et a échauffé mon coeur, mais c'est montrer Venus toute nue à un castrate.
Ce que j'ai commencé pour elle m'en parait fort indigne. J'avoue ma turpitude à Mr D'Argental et je vous fais la même confession. Le sujet est si simple qu'il ne pourait aller qu'à trois coups, il en faut cinq pour Madlle St Val.

On vient de m'envoier un nouveau tome des Lettres édifiantes et curieuses du révérend père Patouillet, cy devant Jésuite. Dans ces Lettres qui ne sont ni curieuses, ni édifiantes il s'en trouve une du révérend père Bourgeois, convertisseur secret à la Chine, et qu'on dit parent de Mr De Boynes. Ce maraut raconte qu'il avait batizé une fille de quinze ans, laquelle était possédée d'un Démon de luxure. Adressez vous à la Ste Vierge, lui dit le père Bourgeois, prions la de vous faire mourir plutôt que de vous laisser succomber. La fille le crut, et mourut pendant la nuit de sa goute remontée. C'est précisément le sujet de ma petite drôlerie. C'est une femme amoureuse à la fureur du meurtrier de son mari, et qui finit enfin par se tuer aulieu de se laisser violer par son cher amant. Celà est si peu dans la nature, et surtout dans la nature française, que je parierais pour les siflets.

Je me suis aperçu très tard de mon mauvais choix. Je peignais des couleurs les plus vives et les plus tendres, un tableau qu'il faut jetter dans le feu. J'en suis bien affligé, car il n'y a pas d'aparence qu'à mon âge je fasse encor des enfans; et celui là aurait été intéressant s'il n'avait pas été ridicule.

Si le déclamateur Oreste peut réussir, je ne manquerai pas de prendre ce prétexte pour écrire à l'ami de Madame De Boullogne.

Je vous remercie du bon conseil que vous m'en avez donné. Je vous remercie surtout de vos quatre pages d'écriture. Vous n'êtes pas accoutumé à faire de telles faveurs. Je suis enchanté de vous voir corrigé de vôtre laconisme. Quand vous me ferez la même grâce aiez la bonté d'adresser simplement vôtre Lettre à Gex. Pardonnez moi de ne vous écrire que deux pages; c'est beaucoup pour un malade dans un désert.

Conservez moi vos bontés.

V.